Dans mes yeux, Bastien Vivès
Dans mes yeux, Bruxelles/Paris, KSTR, 2009, 133 p. 16 €
Ecrivain(s): Bastien Vivès
Cette BD est un coup de maître, plus précis que Le Goût du chlore, mais sans atteindre toutefois au magistral qu’est Polina.
Le lecteur est invité à être dans les yeux d’un garçon, qui rencontre une fille sur les bancs de la BU. Et qui, peu à peu, se rapproche d’elle. Au point d’être son amour.
Bastien Vivès, dont le travail est toujours intéressant, parvient, tout en brutalisant les codes narratifs de la BD traditionnelle, à brosser avec beaucoup de justesse, par petites touches sensibles, très colorées et floues, jouant sur les silences, sur l’implicite, ne tombant jamais dans le piège de l’explicitation, la psychologie d’une jeune femme ordinaire. C’est-à-dire extraordinaire, pour qui la sait voir.
En proie aux contradictions. En proie à la joie, à l’instant, au désir de sérieux. À la confiance et au doute. À l’insouciance. Et à la mélancolie.
Et c’est, en définitive, un parfum de tristesse qui, peu à peu, monte de ces pages.
Une brume de tristesse entourant tous les instants de joie partagés – et évoqués dans le presque silence du trait, dans l’aphonie de la couleur –, montrant à quel point ils ne sauraient se défaire de l’éphémère qui est leur loi.
Mais si la joie est voilée de tristesse, elle n’en perd pas, pour autant, son éclat.
Cet éclat, c’est bien sûr, par intermittences, celui de la jeune femme. Comme lorsqu’elle danse.
Mais surtout, la joie, même non dite – cette BD est d’une grande pudeur –, on la devine présente, à son acmé, dans le cœur du jeune homme, avec une intensité arrachant à l’infini un peu de son mouvement.
Aussi, pour saisir le ton de cette BD, il faut faire un détour par la littérature, et plus exactement par le début du sixième livre des Confessions. Rousseau parvient alors à faire sentir combien peut être toutl’intérieur du corps un seul moment de joie, quand bien même celui-ci est toujours accolé, dans son pas, à l’imminence de sa chute.
« Ici, écrit Jean-Jacques, commence le court bonheur de ma vie ; ici viennent les paisibles, mais rapides moments qui m’ont donné le droit de dire que j’ai vécu. Moments précieux et si regrettés ! ah ! recommencez pour moi votre aimable cours, coulez plus lentement dans mon souvenir, s’il est possible, que vous ne fîtes réellement dans votre fugitive succession. Comment ferai-je pour prolonger à mon gré ce récit si touchant et si simple, pour redire toujours les mêmes choses, et n’ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant que je ne m’ennuyais moi-même en les recommençant sans cesse ? Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles, je pourrais le décrire et le rendre en quelque façon ; mais comment dire ce qui n’était ni dit, ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d’autre objet de mon bonheur que ce sentiment même ? Je me levais avec le soleil, et j’étais heureux ; je me promenais, et j’étais heureux ; je voyais Maman, et j’étais heureux ; je la quittais, et j’étais heureux ; je parcourais les bois, les coteaux, j’errais dans les vallons, je lisais, j’étais oisif ; je travaillais au jardin, je cueillais les fruits, j’aidais au ménage, et le bonheur me suivait partout : il n’était dans aucune chose assignable, il était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter un seul instant ».
Parvenir à construire, dans une BD, une atmosphère en tout point comparable à celle qui s’exhale de ces lignes, mais sans jamais dévoyer la pudeur, c’est là toute la prouesse que réussit Bastien Vivès.
Matthieu Gosztola
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