Dans les roues, Bruno Fern (par Didier Ayres)
Dans les roues, novembre 2020, 66 pages, 8 €
Ecrivain(s): Bruno Fern Edition: Editions Louise Bottu
Possibles et impossibles de l’écriture
Ce qu’aborde ce court recueil de Bruno Fern, tient à une question centrale de la poétique contemporaine. Elle consiste à mettre en crise la représentation du réel. Ou plutôt, cherche à déterminer comment la réalité entre dans l’expression littéraire. Ainsi, une littérature qui pourrait se pencher vers une forme hermétique, qui même si elle n’abolit pas dans son ensemble les principes de certaines écoles, questionne ce qui lui fait son support matériel, cette littérature donc, cherche une place de la chose dite dans le dit, un dit sujet au soupçon dorénavant.
Pour le cas présent, ce texte s’appuie non pas sur une réalité, fût-elle celle d’une course cycliste, mais sur une déambulation au sein du langage lui-même, ce qui pousse l’activité de la bicyclette vers une simple ossature nerveuse. Désormais, avec le bris, l’à-coup, le choc de la coupure, une espèce de caviardage, des ruptures au milieu des strophes, nous allons dans la périphérie, le terrain vague, la banlieue de la littérature savante, là où la prosodie de l’auteur se refuse à la poétisation, à l’effet de discours.
De cette manière, le texte balance sur la surface, il fonctionne sur des arêtes, il s’écrit pour faire agir le langage, et non l’image sage ou lyrique d’un poème tributaire de sa force descriptive. Rapprocher ce livre des Exercices de style de Queneau, ou davantage de la recherche complexe des choses inertes chez Ponge, laisse entendre que c’est à une vision du monde que nous avons affaire. Un monde pris dans ses angles, dans ses spirales descendantes, dans ses boucles, dans les traits saillants d’un discours, sorte de proposition cubiste, analytique, presque froide.
Cette écriture qui semble dure, diamantine, adamantine, sans chant, imagerait peut-être la proposition de Meschonnic parlant de la poésie qui « poétise » et par cela nous convie à une lecture qui ne poétise pas, qui préfère nous garder au sein de la demeure de pierre glaciale du poème.
Ce qui subsiste c’est le langage – on voit d’ailleurs là comment la langue, les langues incarnent une puissance que ne démentent pas les premières listes et énumérations des premiers écrits de l’humanité. On accepte dès lors que ce à quoi se livre Bruno Fern se confonde avec les tentatives expérimentales du cubisme analytique, nous intimant de lire en nous adaptant aux coupes claires, aux déchirures plastiques dont le texte est le témoignage. Donc, nous confronter aux possibles et aux impossibles de l’écriture. Là, on dit sans poétiser, là on dit presque sans poème
que le poème est un document centré sur la langue, engendrant les dérives, les fils croisés sur la bobine de l’émetteur en train d’écrire
[…]
le processus s’adresse en priorité à qui tient tout en lâchant de la syntaxe et du reste avec
l’air d’y être pour quelque chose quand on a
pigé que le mouvement se transmet à lui-même, s’engendre dès qu’il est
Donc, dans les roues, la poésie.
Didier Ayres
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