Dans les eaux troubles, Neil Jordan
Dans les eaux troubles (The Drowned Detective), avril 2017, trad. anglais (Irlande) Florence Lévy-Paoloni, 274 pages, 22 €
Ecrivain(s): Neil Jordan Edition: Joelle Losfeld
Neil Jordan n’a guère son pareil pour créer des univers en-soi, situés on ne sait pas bien où, peuplés par on ne sait pas bien qui, traversés par des événements des plus étranges. Ce roman, passionnant de bout en bout, ne fait pas exception : on entre dans un monde recomposé à partir des passions et des drames de notre monde. Pour mieux marquer ce « départ » du réel ordinaire, le roman met en scène un héros, Jonathan, qui a quitté son Angleterre natale pour rejoindre on ne sait trop quel pays de l’Est, l’une des anciennes républiques soviétiques. Etrangement, ce pays, cette ville, jamais nommés, sont fortement présents dans le roman. Les descriptions en sont même méticuleuses :
« Nous gravîmes une rue pavée en pente raide, presque médiévale, dont les façades semblaient s’incliner à la rencontre de celles d’en face, comme si leurs gouttières et leurs pignons voulaient se toucher. Peut-être qu’un jour cela se produirait. Ces bâtiments penchaient depuis trois cents ans, les petites fenêtres étaient écrasées par le poids des briques au-dessus et les toits avaient perdu tout semblant de ligne droite ».
Jonathan est détective. Ce n’est pas seulement chez lui un métier, on le comprend très vite à la lecture du roman. C’est un état d’esprit, une identité. La filature est une seconde nature, alors il file. Un ami qu’il soupçonne de le tromper avec sa femme, une jeune fille disparue depuis longtemps, lui-même enfin parce qu’il ne s’est jamais vraiment trouvé. Jonathan pousserait-il enfin la filature jusqu’au-delà de la mort ? Accompagné d’une étrange voyante, Gertrude, il en semble bien capable. Neil Jordan flirte avec une ligne de crête qui balance entre le roman noir et le fantastique. Sans que l’on ne sache jamais si le fantastique l’est vraiment, pas plus que le réel qui flotte comme une ombre.
Et la musique qui plane sur tout ce roman, du début à l’extrême fin. Depuis le père de Jonathan.
« “Do dièse”, déclarais-je, l’anche dans la bouche, en écoutant le son qui s’éteignait déjà. “Du premier coup, matelot, c’est la note exacte”, disait-il. Il m’appelait matelot. Lui aussi avait été matelot autrefois, mais il appartenait à présent à cette rencontre entre terre et mer, à la côte érodée, et sa maison derrière le port était tout au bord de l’eau. Il était veuf, ma mère n’était plus depuis un certain temps qu’un vague souvenir. L’accordéon la ramenait parfois, par son souffle et son claquement, les ondulations mélodiques qu’il en tirait, les matelotes, les polkas et les marches, et de temps en temps l’une de ces vieilles complaintes qui sortait du soufflet de l’instrument comme le souvenir d’une respiration épuisée et jadis aimée. Il se fatigua finalement, mon père, il se fatigua du souvenir, de la vie, de tout sauf de moi ».
Musique encore avec la basse continue obsédante des Suites pour violoncelle de Bach. Entendues dans la cuisine avec Sarah, l’épouse de Jonathan, sous les doigts et l’archet de Pablo Casals. Entendues encore – une à une – sous les doigts et l’archet de Petra, la jeune fille disparue que Jonathan recherche. Entendues enfin – comme par magie – sous les doigts et l’archet de Jenny, la très jeune fille de Jonathan. Les Suites pour violoncelle comme métaphore obsessionnelle d’une recherche qui ne l’est pas moins.
« La progression se poursuivait, comme si les notes obéissaient à un algorithme mathématique harmonieux sans désir de s’arrêter. Je sais maintenant qu’il s’agissait du prélude de la troisième suite pour violoncelle – et avec le temps je finirais par toutes les entendre et je saurais qu’elle les jouait dans l’ordre. La vie commence et finit avec Bach, m’expliquerait-elle, et ces paroles se révèleraient plus vraies que je n’aurais pu l’imaginer ».
Et cette ville étrange enfin, où des Pussy Riot courent dans les rues, feux follets colorés et erratiques. Où des émeutes éclatent on ne sait trop pourquoi, pour un caillou ancien découvert.
Jonathan retrouvera-t-il Petra ? A quel prix ? Jusqu’à la déraison ? Jusqu’à « se noyer » peut-être, comme le suggère le titre original du livre ? (1)
Neil Jordan nous avait montré un talent de romancier éminent avec Confusion (2). Avec ce roman, il nous délivre un joyau sombre – avec la complicité brillante de la traductrice, Florence Lévy-Paoloni.
Léon-Marc Levy
(1) The Drowned Detective
(2) Lire la critique de Confusion
VL3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
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VL1 : faible Valeur Littéraire
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