Dans les eaux profondes, Le Bain japonais, Akira Mizubayashi (par Charles Duttine)
Dans les eaux profondes, Le Bain japonais, janvier 2021, 272 pages, 10 €
Ecrivain(s): Akira Mizubayashi Edition: Arléa
Variations autour du bain japonais
Quiconque aime passer les frontières, rechercher le dépaysement ou encore souhaite s’orienter dans une autre civilisation notamment d’Extrême-Orient trouvera plaisir à la lecture du livre d’Akira Mizubayashi. L’auteur vit et travaille entre la France et le Japon. Il a fait une partie de ses études en France et a intégré l’Ecole Normale supérieure. Il enseigne à Tokyo et c’est un écrivain d’expression française et japonaise. Il vit dans cet entre-Deux qu’il appelle un « royaume intermédiaire », en reprenant une formule de J.B. Pontalis, qui consiste à aller d’une culture à une autre, friction culturelle ne pouvant être qu’enrichissante.
L’ouvrage est original dans sa forme. Le point de départ est un ancien article sur la particularité du bain japonais, paru dans la Revue Critique, il y a près de 40 ans. Pour approfondir cette question, l’auteur propose ensuite toutes sortes de textes courts faisant écho à cet article. C’est un ensemble composite fait de souvenirs d’enfance, de rêves, d’analyses de films où les scènes de bain sont prégnantes.
On y apprend tout d’abord que le bain japonais n’a rien à voir avec le bain occidental, ce dernier n’étant qu’un pur exercice d’hygiène. Pour le bain japonais, on se lave d’abord avant d’entrer dans la baignoire ou l’ancien baquet d’eau. « Se laver, écrit-il, est un geste bien insipide ; mais le bain est une activité infiniment plus raffinée, plus poétique, qui dépasse de beaucoup l’aspect purement fonctionnel du lavage ». Toutes sortes de sensations sont stimulées, l’odeur du bois, la chaleur de l’eau ou encore la vapeur enveloppante. Cet exercice offre alors une sensation de bien-être, d’apaisement, de délassement, un fort moment de communion avec l’eau, cet élément primordial ; un lecteur occidental, devant ces évocations, pensera immanquablement à Bachelard et à son merveilleux ouvrage, L’eau et les rêves.
On peut prendre ce bain à plusieurs dans le cadre de l’intimité familiale ou amicale, l’expérience devenant alors « un confessionnal profane » où la parole se libère. On peut également le prendre dans un bain public (le sentô) même si ces établissements disparaissent de plus en plus, un lieu où l’on rencontrait et conversait avec d’autres personnes. Le sentô, nous dit l’auteur, « a joué peut-être un rôle semblable à celui du café dans le monde occidental ».
Et l’auteur poursuit au–delà de cette question du bain. C’est ce qui fait la grande originalité du livre. Cette évocation du bain chez les Japonais est, en effet, le point de départ d’interrogations sur d’autres thèmes comme la langue, la vie politique, la question de la souveraineté, la conversation, toutes choses qui permettent à l’auteur d’ouvrir une réflexion sur la spécificité du pays du soleil levant et d’établir des différences entre l’Occident et le Japon. A l’aide d’un fil qu’il dévide, c’est tout le tissu ou le texte de la société japonaise qui se dévoile à grand renfort de références, Max Weber, Rousseau, Arendt, Habermas, Patrick Boucheron, entre autres.
On y découvre quelques remarques savoureuses, certaines critiques à l’égard de son pays d’origine, d’autres plus conventionnelles. Par exemple, lors d’un retour de France, il rapporte le choc radical entre les deux civilisations. Ainsi, à l’aéroport de Haneda, il éprouve « l’effet d’un passage brutal, le passage d’un monde à un autre, d’un monde où vous êtes livré à vous-même, où on vous dit à tout bout de champ de faire ceci ou cela, de ne pas faire ceci ou cela… ». D’une manière un peu excessive, presque naïve, Akira Mizubayashi semble placer la France comme un modèle, une France des Lumières, celle des conversations de salons notamment et celle de la « culture du débat ». L’auteur y questionne, par exemple, sa propre langue en regard de la langue française. D’une manière pédagogique et éclairante, il nous apprend la difficulté de dire le « Tu » dans la langue japonaise. D’où le « non-dit » et « l’évitement de mots trop directement expressifs » chez les Japonais. S’ensuivent de riches pages sur la conversation telle qu’elle se pratique en France et au Japon. Il questionne également la notion de démocratie qu’il présente comme importée de l’Occident et qui semble mal se greffer sur la culture nipponne, centrée autour de la figure impériale.
Il y aussi de belles pages en particulier sur la cérémonie du thé, « un art qui valorise une certaine manière d’être au monde et, surtout, une certaine manière d’être avec autrui ». C’est un art de la rencontre mais curieusement où la parole s’estompe et où les participants communient à toutes sortes de sensations visuelles, auditives, tactiles, olfactives, évidemment gustatives. Un moment de silence où l’attention est captée par l’instant présent. « Ici, écrit l’auteur, se manifeste dans tout son éclat la différence de l’art du thé et de la culture salonnière ».
Finalement, un tel ouvrage a le mérite d’un certain pétillement intellectuel, aussi revigorant qu’une plongée dans des eaux bouillonnantes où deux courants profonds se rencontrent.
Charles Duttine
- Vu : 1771