Dans les braises d’Hervé Guibert, Maxime Dalle (par Patrick Abraham)
Dans les braises d’Hervé Guibert, Maxime Dalle, éditions Louison, octobre 2021, 144 pages, 19 €
A la mémoire de Conrad Detrez et David Wojnarowicz
A quoi reconnaît-on un auteur important ? A la place qu’il occupe en son siècle, moins comme témoin que comme voix, petite musique, grincement, conscience malheureuse parfois ? A son monde, que l’on identifie en quelques lignes ? A sa langue et à son influence ? Aux pages insignifiantes qu’il s’est gardé de publier ? Hervé Guibert, mort du SIDA le 27 décembre 1991 à trente-six ans, fut un auteur important. Quiconque a eu vingt ans vers 1985, ayant ou non partagé ses préférences sensuelles, ayant été touché ou non, de près ou de loin, par la pandémie, ne peut être resté indifférent à ses livres et à sa trajectoire, exemplairement lumineuse et douloureuse.
A quoi reconnaît-on un livre important sur un auteur important ? A la manière dont il vous happe ; aux perspectives qu’il découvre. L’essai biographique de Maxime Dalle, Dans les braises d’Hervé Guibert, est un livre important.
Essai critique et biographique et non biographie proprement dite, en effet ; ce n’est pas tant la vie de Guibert en elle-même qui a intéressé Dalle que les liens de cette vie avec l’œuvre – et chez Guibert il y a de quoi penser tant pour lui vivre, avec rage, avec passion, ce fut écrire : on voit bien ici ce qui le distingue des prudents rentiers et des précieuses ridicules de l’autofiction d’aujourd’hui. On ne trouvera donc pas dans cet ouvrage, assez mince, constamment captivant, de divulgations fracassantes, mais l’analyse intelligente et précise d’une destinée singulière. C’est d’ailleurs le beau mot baudelairien de singularité qui vient sans cesse à l’esprit. Singularité de Guibert dès son adolescence à La Rochelle (par son allure, son visage, son charme), que notèrent professeurs et camarades de classe, puis à son arrivée à Paris ; singularité d’un style nourri par ses admirations successives (Flaubert, Genet, Tony Duvert, plus tard Thomas Bernhard) jusque dans l’activité journalistique ; singularité de la relation aux amis (Michel Foucault dont il raconta l’agonie, qui annonçait la sienne ; Mathieu Lindon ; Eugène Savitzkaya), aux amants (il est heureux que Dalle s’arrête sur Fou de Vincent (1), le plus troublant des récits guibertiens, peut-être, avec Vous m’avez fait former des fantômes (2), aux deux « tantes millénaires » (cf. chap. VIII), au milieu gay et au militantisme gay, à son corps et aux corps des garçons désirés enfin (cf. chap. VI, « Une érotique archaïque et délicate »).
Maxime Dalle le montre (cf. chapitres IX à XII) : le SIDA aura été pour Guibert (comme pour Guy Hocquenghem ?), malgré lui, en même temps qu’une catastrophe, une sorte d’accomplissement personnel et littéraire, d’ascèse non choisie mais vécue avec rigueur, lui permettant, par la souffrance physique et le combat contre celle-ci, dans la certitude d’une mort rapide, d’aller au bout d’un chemin – ou d’inventer ce chemin ? Guibert, Dalle le rappelle, a eu peu recours à l’imaginaire ; comme pour Montaigne, c’est lui-même, dans sa corporéité, la matière de son œuvre ; il se regarde, s’ausculte, se dénude, se dissèque, avant et surtout après la révélation de sa séropositivité, dans un balancement constant, ainsi que l’indique le titre de son seul film, entre la pudeur et l’impudeur, comme si (en une époque prise de vertige, croirait-on, suite à l’effilochage de contraintes morales séculaires et l’irruption d’une maladie terrifiante) une vérité (littéraire et personnelle) ne pouvait être atteinte, ou conquise, qu’au prix de l’examen et de la narration sans concession d’une décrépitude.
L’essai de Dalle construit sur de brefs chapitres clairs et ciselés, se lit avec plaisir ; il est urgent de s’y plonger ; il nous incite à revenir à Guibert ; il nous le rend plus proche ; il le ranime et nous fait comprendre à quel point il a marqué, par sa présence et par ses mots, ceux qu’il a croisés. Il nous interroge : quelle dette avons-nous envers Guibert et des écrivains de sa génération tels Christophe Bourdin, Pascal de Duve, Jean-Baptiste Niel, frappés comme lui par le SIDA ? Qu’ont-ils à nous dire dans la période réactionnaire et néo-puritaine que nous traversons ? En quoi les avons-nous trahis ? En quoi pouvons-nous leur demeurer fidèles, et l’on songera à ce propos à Gilles Sebhan, par exemple, et bien sûr à Philippe Mezescaze ? (3).
Maxime Dalle, né en 1989, a dirigé deux revues, Raskar Kapac et Phalanstère, audacieuses autant qu’élégantes et éclectiques, qui ont remis en lumière certains infréquentables (Mishima, Monfreid, Augiéras, Hocquenghem, justement). Avec Dans les braises d’Hervé Guibert, il rend hommage, non sans panache, à un autre de ses « mauvais sujets » favoris, dont grâce à lui la trace continue de brûler.
Patrick Abraham
(1) Les Editions de Minuit, 1989
(2) Gallimard, 1987
(3) Lire absolument Deux garçons (Mercure de France, 2014). Mezescaze, né en 1952, fut le premier partenaire amoureux de Guibert à La Rochelle ; dernier roman paru, Les jours voyous (même éditeur, 2021), chroniqué dans cette revue.
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