Dans la salle d’attente, l’Algérien est totalement nu (Kamel Daoud)
Salle d’attente algérienne. Espace clos sur la nation, cosmos assis sur une chaise. C’est là où l’Algérien est nu et inquiet. Pas d’histoire nationale pour l’habiller, pas de mosquées pour le cacher à lui-même, pas de rue à regarder, d’occupation, de faux-fuyants, de tasses de café pour lire le passé et rien qui annule le temps comme le font la cigarette, la télévision, le journal ou le commérage. Rien.
Sauf l’homme, nu ; et le temps, nu avec le poitrail du ciel. Deux déserts qui se rencontrent et qui se mettent à l’infini. Premier constat : c’est terrible ; on regarde ses chaussures comme s’il s’agissait d’une rivière. Puis on parle à son voisin qui sort le sac de nos clichés et supplications aux cieux. Puis on écoute un mur ne rien dire. Puis on il feuillette des journaux morts.
Le pire des salles d’attentes en Algérie sont trois. La première est celle des médecins : peu entretenue, parfois sale. Parfois spartiate comme une caserne enclavée. On ne comprend pas pourquoi des médecins ne se permettent pas des salles d’attentes confortables pour leurs patients ; du banc dur, des revues vieilles et offertes par des délégués médicaux, des chaises mortes et des assistantes laides qui ressemblent à la médecine gratuite.
Au second podium, la salle d’attente des commissariats : chaises détruites, faïences blanches de morgue, mégots, saletés. De temps à autre, un policier vient vous demander, durement, ce que vous faites là, vous répondez, il s’en va, vite désintéressé. Puis un autre arrive et ainsi de suite ; on découvre quelque chose d’étonnant : celui qui attend dans une salle d’attente de commissariat en Algérie est traité de la même façon que celui qui est dans la cellule, à côté : il est suspect, malmené parfois, regardé avec curiosité.
Vous y êtes, vous attendez, vous écoutez cette étrange vie close des fonctionnaires entre eux, leurs rires, leur pas traînant, leurs discussions puis, soudain, un silence, ils se retournent, vous regardent à vide, cessent de vous ressembler puis vous interrogent durement. Reprise des seuls rôles politiques et de comportement que l’on connaît de mémoire : le colon, le colonisé.
En trois : la salle d’attente du Puissant. Là, l’attente est longue. Pour voir un wali. Un chef de Daïra. Un directeur. Un commissaire principal. En général, la salle est belle (style capitonné stalinien des années 80) mais le temps est long. Le but est de vous en imposer. De vous écraser sous le Pouvoir.
Plus vous attendez, plus vous rapetissez. Au mur, l’Emir. En portrait. Le drapeau, le portrait de Bouteflika puis de vieilles revues que personne ne lit, fabriquées par la « cellule de communication » qui est obligée de consommer un budget. Les couleurs favorites sont le beige et le grenat. Parfois le crème. Rideaux sales discrètement. Tringles disjointes et finition façon « marché public » pour la peinture et la dalle de sol.
Troisième salle d’attente ? Le pays. Ou la mosquée qui veut que le cosmos soit une salle d’attente du jugement dernier. Obsession des religions, des hallucinogènes, des croyances et des salafismes et de la poésie : tuer le temps. Tout le monde veut tuer le temps. L’annuler. Le suspendre ou le surprendre. La salle d’attente en Algérie est plus grande que l’Algérie elle-même. Allez vous y asseoir, vous y verrez l’essentiel de l’âme et la fin gémissante de la philosophie.
Kamel Daoud
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