Dans la maison qui recule, Maurice Mourier
Dans la maison qui recule, mars 2015, 250 pages, 19 €
Ecrivain(s): Maurice Mourier Edition: Editions de l'Ogre
Un Kafka qui aurait écrit conjointement avec un Jarry ?
Un mariage de l’absurde et du burlesque ?
Un conte fantastique fantaisiste qu’auraient écrit ensemble Poe, Lautréamont et Frédéric Dard ?
Une Alice adulte et masculine plongée dans une quête sans fin au sein d’un univers baroque ?
Ce roman inclassable, parce que sans pareil, de Maurice Mourier, pourrait être un peu de tout cela à la fois, et bien autre chose encore.
Le « héros », un jeune journaleux est obscurément mandaté pour rencontrer et interroger le Saint, l’insaisissable maître d’un mystérieux château sis à l’écart de tout dans une région mystérieuse. Son arrivée et son séjour font l’objet, au jour le jour, de chroniques rédigées par un assistant cuisinier qui est promu, bien malgré lui, Scribe officiel du Saint, et qui est ainsi de fait le narrateur premier de ce livre délirant (le narrateur second étant le Jeune Homme Blet lui-même, qui rédige un journal dont on peut lire des extraits à intervalles réguliers).
Vous croyez vraiment que ça a une importance, vous, la personnalité de celui qui tient la plume ? Moi non, je ne crois pas. Quand le Saint m’a enlevé aux cuisines pour me mettre scribe, j’ai pensé il se fout de moi, mais il m’a dit : tu dois assumer, alors j’assume.
Voilà qui pose une fort intéressante question sur le statut du narrateur.
Les références implicites à Kafka sont flagrantes. Tout se passe dans Le Château. Le « héros » ne contrôle rien de ce qu’il pense être sa mission, et il erre désorienté à la recherche du maître des lieux, jour après jour, mois après mois, année après année, dans ce Château à la structure mouvante, dans cette Maison qui recule, dans ce dédale polymorphe, où chaque porte donne sur une direction dénuée de sens vers une issue ou un objectif qu’on n’atteint jamais. Il rencontre en ce labyrinthe qui tourne sur lui-même des personnages qui apparaissent, disparaissent et réapparaissent comme entraînés, attrapés eux aussi dans la ronde d’un kaléidoscope apparemment sans queue ni tête.
Sur le fil de ce temps circulaire, l’appellation du héros évolue de chapitre en chapitre. Désigné lors de son arrivée au Château par le titre périphrastique « Le Jeune Homme Blet », il devient successivement :
– Le Jeune Homme Accablé
– L’Homme Mûr et Déconfit
– L’homme Prématurément Usé
– Le Vieil Homme Blet
– Le Vieil Homme Terne Qui N’a Rien Compris
– Le Vieillard Tout Blanc Lamentablement Décrépit
Dans ce carrousel qui l’emporte, les actes et paroles des personnages qui tournoient avec lui dans une sorte de ballet branquignolesque, tous fort caractériellement marqués, relèvent de la farce débridée, de la sotie, de la comedia del arte, de la joyeuse clownerie, de la bouffonnerie parfois la plus scabreuse, voire la plus scatologique.
Parmi les personnages que le lecteur ne risque pas d’oublier, Charchaluchat, La Femme Hélique, Faux-Derche, Edouard Doir, L’Espagnol, L’Abbé, La jeune Fille Foutaise, J’Hop d’un Oeil…, il faut compter le gros docteur Rubbe, médecin et pétomane virtuose.
Je ne suis pas merdecin (sic) aujourd’hui, dit le gros monsieur avec un ton d’une grande douceur qui contraste singulièrement avec le pet formidable qu’il vient d’émettre…
Mais que peuvent faire, dans ces conditions, les malades, ici, le Samedi ? demande le Jeune Homme.
Qu’ils crèvent ! dit le gros monsieur, en ponctuant son assertion d’un pet à l’odeur écœurante de foin suri.
Mais la figure la plus remarquable, et la plus attirante, est sans aucun doute Evelyne, la pré-adolescente dévergondée, la Lolita dont le langage cru ferait tellement rougir charretiers et harengères qu’il serait sans doute indécent d’en citer ici le moindre exemple, et qui, parallèlement, fait preuve d’une précocité intellectuelle inouïe et fait sensation par la somme astronomique de ses connaissances extravagantes en tous les domaines.
On est à la fois dans le théâtre de Guignol et dans la folie géniale d’Antonin Artaud.
Le lecteur qui se laissera tourbillonner dans la dérive du discours déchaîné, dans l’excessif, dans l’incorrect, dans l’impertinent, dans la pétulance, dans l’absurde, dans le salace, dans l’enfilade époustouflante des jeux de mots, calembours et calembredaines irrésistiblement hilarants, dans la succession des pitreries, des facéties, des coq-à-l’âne des acteurs… accomplira un voyage euphorique qui sera à la fois un bienfaisant retour vers une enfance où tous les imaginaires et les illogismes sont ouverts et une étourdissante course à la débauche lexicale sur un impétueux torrent d’amoralité, dans une sorte de nouvelle nef des fous.
Ce livre hors genre peut se consommer de deux façons : de celle d’un gourmand qui l’avalerait d’un seule et longue goulée ou de celle d’un gourmet qui le dégusterait à petits traits.
Quel qu’en soit le mode, la lecture en sera forcément, fortement, jouissive.
Patryck Froissart
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