Dans l’ombre de Charonne, Désirée et Alain Frappier
Dans l’ombre de Charonne, éd. du Mauconduit, préface de Benjamin Stora, 136 p. 18,50 €
Ecrivain(s): Désirée et Alain FrappierFils d’Israël, souvenez-vous du bienfait dont je vous ai comblés. Je vous ai mis au-dessus des mondes
Le Coran, Sourate II, la vache, (47, trad. Jean Grosjean, 2008)
Ressouvenir : un carnage organisé
Un pan de l’Histoire occulté
C’est un véritable travail d’historienne auquel s’est livrée Désirée Frappier, qui a mené une enquête auprès de plusieurs interlocutrices et interlocuteurs, dont certains furent présents et témoins au moment du drame évoqué. Depuis la préface de Benjamin Stora, lui-même concerné par la guerre d’Algérie, auteur de nombreux ouvrages cités, jusqu’au témoignage individuel de l’héroïne principale, le récit se densifie avec les annexes – les lettres des enfants de rescapés, des coupures de presse relatant cette « sauvagerie criminelle » (cité par J. Derogy, p.126) et le travail d’archiviste des époux Frappier.
Donc, c’est par le biais de ces archives qui nous livrent les noms des responsables politiques, des commandos d’attaque désignés (avec l’aval de l’état) pour éliminer toute controverse, que nous revivons ce pan de l’histoire française trop rarement évoqué : le massacre de Charonne.
Cette occultation voulue de la guerre d’Algérie prévaut encore largement au sein de l’opinion française et également au sein de partis politiques où des anciens d’Algérie – des sympathisants ou les nostalgiques d’une Algérie française (encore vivants !) – contribuent à perpétuer cette sorte de silence. D’où la résurgence de non-dits, de quiproquos, d’incompréhension et de désinformation généralisés. Le « dossier Algérie » contient des pages par milliers, des faits ignobles, des atrocités, faits sous-estimés ou inconnus de la plupart des citoyens, qu’il est urgent de révéler. Ce qu’a fait ici, en partie, Désirée Frappier, l’auteure du scénario, à partir des événements tragiques du 8 février 1962, ayant eu lieu à Paris, au métro Charonne, dans le 11ème arrondissement.
Ce récit relaté et dessiné par Alain Frappier, métonymique de la réalité de la colonisation, méticuleusement consigné dans les bulles de l’ouvrage Dans l’ombre de Charonne, resurgit, anamnèse d’un passé honteux. Passé malade, mais non résolu, qui se poursuit au-delà d’une possible réconciliation. Inscrit au plus profond des parcours des enfants d’immigrés et de leurs descendants. Temps révolus, certes – assignés à l’oubli ? car déjà anciens –, mais remis en lumière avec brio et intelligence, par le choix de l’illustration, de l’œuvre d’art, qui déborde l’analyse froide ou balisée, érudite, et permet la clarté et la justesse de compréhension pour tous.
Un médium graphique : la bande dessinée ; album et bulles
La bande dessinée demeure sans doute le lieu de l’expression graphique d’une virtuosité digne des grands dessinateurs – souvent absents de l’art contemporain. Ce 9ème art, nommé au Brésil « histoire en petits tableaux », invente des formes nouvelles, tout en perpétuant une tradition stylistique importante, tenant à la fois de l’épure savante et de l’architecture scénique. La bande dessinée concilie le texte – les mots du roman, de la nouvelle –, coalisés au dessin, à l’image « pure ». Le mode d’expression de la bande dessinée perpétue celui des illustrateurs, pour certains d’entre eux chargés de transcrire les moments de l’Histoire, de rendre compte de la conjoncture sociale des épisodes célèbres, des catastrophes, etc., parfois auprès d’un public populaire (nous pensons bien évidemment à Honoré Daumier, et pour les fables, les contes, à Gustave Doré et à Grandville).
Examinons l’album au titre évocateur Dans l’ombre de Charonne où l’action se déroule au sein des années 60. Ces années sont présentées comme celles du progrès, de l’explosion d’un certain confort et niveau de vie accessibles à tous, de la découverte d’une vie facile à l’américaine, d’un modèle petit-bourgeois que vient contredire la sinistre réalité de l’exploitation des nord-africains, voués à demeurer au plus bas des classes sociales, minés par une longue annexion de leur pays (et exterminés), réduits à la mendicité et à l’analphabétisme. Le parti-pris graphique dominant évolue avec des camaïeux de gris sur feuilles blanc cassé, et seule la couverture y échappe, avec le purpurin du sang sur la jupe et du titre. Tout un peuple renaît des cendres de cette nuit parisienne des brouillards du passé. Tout y est dense, émouvant, chargé, et les foules des manifestations y sont particulièrement réussies.
C’est donc la nuit noire qui règne au cours des « ratonnades », où les corps sont jetés dans la Seine (dont le nombre exact n’est pas encore déterminé). Chaque paragraphe se voile au noir, comme un cache, un voile de deuil sur ce triste mois de février 1962. C’est un véritable roman graphique où les cases découpent des récits mélangés, des souvenirs intimes de la problématique identitaire de l’héroïne, et l’exactitude des dates et des lieux de conflits antérieurs et à venir – mai 68. Les gris rehaussés d’un blanc étrange, vaporeux, campent les visages et les mouvements des corps, les objets dans un halo inquiétant. Des ombres défilent, une jeunesse ressuscite, celle des espoirs et des militantismes. Le talent et une certaine humilité du couple Frappier à s’effacer devant les protagonistes, témoignent du sérieux du propos et d’une volonté de réécrire la petite histoire dans la grande.
Des archives tirées de l’oubli
La trame de la diégèse tisse la narration d’exposés dissonants et antagonistes : d’un côté, ceux développés par la prise de conscience de jeunes gens engagés, pacifiques et de l’autre ceux fabriqués par l’État mercenaire qui utilisera sans remords sa fonction la plus brutale pour un retour à un ordre injuste et régressif. Ainsi, l’album de D. et A. Frappier reconstruit l’épisode dévoilé cinquante ans plus tard de l’affaire tragique de Charonne, par le biais plastique d’un dessin sans ombrages, pas ou peu de volume sur les visages. De gros plans pleine page alternent avec des encres fluides, des contours précis et minimalistes et des vues plongeantes au-dessus des foules bicolores – noires et blanches. Notons le grand souci du lettrisme et de la mise en page textuelle. Des rafles antisémites jusqu’aux crimes de l’OAS, organisation criminelle paramilitaire, toute une nomenclature de la répression organisée de l’État est divulguée grâce à la véracité des dialogues et des bandeaux.
Le vocabulaire usité par les dirigeants politiques, les représentants des mass média, demeure d’actualité, avec l’emploi de superlatifs vagues comme « la menace », le « danger musulman » associés d’emblée à « la délinquance », aux « banlieues », pire, au « terrorisme », contre « les français de souche », etc. Le nombre d’expressions imprécises et creuses se retrouve dans la propagande des années 60, comme cette bribe de phrase : « des pouvoirs spéciaux (…) visant à l’écrasement des rebelles » (p.43) ; propagande qui se superpose à une réalité infiniment plus complexe et plus individuée de la France.
L’on constate aussi la résurgence de « chasse au faciès », continuité d’une idéologie similaire à celle de la période de couvre-feux des années 60 imposés à toute personne de type méditerranéen, considérée comme suspecte.
Nous ne dévoilerons pas plus avant ce beau récit qui mérite une lecture soutenue – lecture qui permettra à un public nouveau de comprendre les rouages politiques, médiatiques, de découvrir l’existence de manifestations dont l’ampleur résonne jusqu’à nous et jusqu’à nos jours, et d’approfondir ainsi le sens de l’Histoire.
Terminons cette petite analyse par le bonheur d’avoir rencontré cette création éloquente et originale, dont la propriété discursive agite un débat et soulève une polémique importante.
Remercions Désirée et Alain Frappier d’avoir sorti de la quasi invisibilité un nombre considérable d’êtres aujourd’hui disparus en proie aux affres de spoliations journalières, au pire, de la torture, pour avoir demandé et lutté pour l’indépendance légitime de leur nation. Cette affiliation à la douleur et à l’échec pèse encore sur une population toujours minorée – minoritaire –, dont les enfants subissent la culpabilité induite, jeunes souvent astreints à une humanité souffrante, assiégée, et non à celle qui crée et qui profite d’une certaine liberté existentielle. Par extension, cela pose la place réelle accordée aux enfants d’exilés, et les clivages qui existent face à leur crédibilité, leur accession intellectuelle.
Yasmina Mahdi
In memoriam, Mohammed Mahdi, survivant de la manifestation de Charonne
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