Daïku, Marc Gadmer (par Laurent Bettoni)
Daïku, Marc Gadmer, éditions Frison-Roche Belles-Lettres, septembre 2021, 212 pages, 19 €
Devant cet opus de Marc Gadmer, rédacteur en chef adjoint chez Femme actuelle pour la partie édition, on pourrait penser : encore un roman de journaliste. Et ne pas y voir forcément un compliment. Mais après lecture, nous serions bien obligés d’inverser le propos et d’admettre que l’homme est peut-être bien plutôt un romancier qui fait du journalisme, tant il maîtrise l’art de la narration et de la mise en scène.
Le prologue donne la mesure et scotche littéralement le lecteur, que le narrateur omniscient, tel un dieu ou un diable farceur, tient en haleine dès cet instant jusqu’à la dernière page. Ceux qui connaissent le film penseront à la scène mythique d’Apocalypse Now (Francis Ford Coppola) dans laquelle, au son de La Chevauchée des Walkyries craché à pleine puissance, des hélicoptères américains massacrent un village vietnamien.
Dans son ouverture, ce n’est pas à Wagner mais à Beethoven que recourt Marc Gadmer, à sa Neuvième Symphonie, plus précisément. Il la fait jouer le 1er juin 1918 par des militaires allemands, devant leurs geôliers japonais, tandis qu’à des milliers de kilomètres, dans le bois de Belleau, en France, leurs compatriotes tombent comme des mouches sous les balles ennemies.
Parmi les musiciens du camp de Bandô se trouve un jeune suisse, Mark Kramer, violoniste prodigieux. Sous son impulsion, l’orchestre ne se contente pas de jouer la symphonie de Beethoven, il la sublime, la transcende et laisse pantois d’admiration le public trié sur le volet de hauts gradés et de politiciens.
Kramer évoque la symphonie en ces termes : « Qu’elle s’envole au-delà des continents pour imprégner chaque être et lui extirper sa haine et sa rancœur. Que chaque note insuffle un air de paix et d’espoir ». Plus loin, il dit encore à l’un de ses camarades, Christian Wagner, que « l’orchestre serait leur revanche ». On comprend donc rapidement que le chef-d’œuvre de Beethoven va revêtir une grande importance dans la suite du récit. D’ailleurs, Daïku, le tire du livre, signifie « la neuvième ». Ce que l’on ne comprend pas d’emblée, en revanche, c’est en quoi le ressentiment que porte Christian à Markus jouera lui aussi un rôle important dans les événements futurs.
Normal. Ça, c’est ce que l’auteur va nous faire découvrir au fil de son histoire chorale sur la création d’une symphonie et de son retentissement un siècle plus tard. En effet, à cent ans d’intervalle entre les deux hommes, il nous montre en parallèle les tourments d’un Beethoven aux portes de la mort mais toujours amoureux comme un adolescent et qui, galvanisé par ses sentiments et inspiré par sa muse, achève sa Neuvième, et les affres que traverse Markus de son côté. Cette symphonie porterait-elle malheur ? Condamnerait-elle aux peines de cœur, en un cycle perpétuel, son compositeur et son plus magistral interprète ? D’un côté, Beethoven et Neixa Lun, une femme mariée et respectable avec laquelle il entretient la dernière liaison de sa vie. De l’autre, Kramer et Judith, son premier amour, qui en épouse un autre que lui en Allemagne, puis Akemi, des années plus tard, qui disparaît du jour au lendemain au Japon, après avoir été son amante.
Ces histoires a priori indépendantes de guerre, d’amour et de musique, forment en réalité un ensemble, un tout harmonieux et… symphonique, grâce à l’existence entre elles d’un lien souterrain. Le grand talent de Marc Gadmer est de nous le révéler patiemment, de jouer les différentes partitions avec finesse et un timing éblouissant, d’aller crescendo pour nous porter l’estocade et la révélation finales avec brio.
Ce que l’on crie, à la fin du concert ? Bis repetita, maestro !
Laurent Bettoni
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