D’os et de lumière, Mike McCormack (par Léon-Marc Levy)
D’os et de lumière (Solar Bones, 2016), trad. anglais (Irlande) Nicolas Richard, 275 pages, 8,60 €
Ecrivain(s): Mike McCormack Edition: Points
Nul point, de bout en bout, une phrase unique qui serpente, s’enroule, revient sur elle-même, se déploie de nouveau, se rompt, reprend, va crescendo puis descend, métaphore d’une vie d’homme, volonté d’un auteur d’embrasser tout ce qui la compose, jusqu’au moindre détail, projet panoptique qui se refuse à laisser au hasard la moindre nuance. Tel est ce roman d’un homme – le narrateur – qui se souvient dans un flux de mémoire intense qui le ramène aux sensations même éprouvées alors. Capturer le temps passé dans les mailles de la phrase, lui donner son épaisseur réelle, le restaurer dans le présent, c’est la folle aventure de ce roman puissant et captivant.
La phrase de McCormack se déploie aussi comme une tentative de capter l’histoire particulière dans son articulation à l’univers. Marcus Conway, le narrateur, n’est pas seulement ingénieur du bâtiment par profession, il l’est aussi par invasion de son être : rien, ni objet, ni fait, ni affect, n’échappe à sa passion de la construction, à sa conception du monde qui veut que tout élément soit forcément un morceau d’un tout, jusqu’au grand tout.
L’enracinement irlandais ici, n’est que le point de départ vers le vertige de l’universel. Une maison marque le début d’un village, d’un bourg, d’une ville, « un hameau de tourbe et de pierre, pas encore organisé en un plan précis ni autorisé à accueillir une foire, ma lignée traçable jusqu’à la lugubre préhistoire où un clan tenace de fermiers et de pêcheurs se cramponnait à un maigre coin de terre ». Obsédé par l’infiniment petit ancré dans l’infiniment grand, par la logique de l’élaboration inévitable de la physique du monde, Marcus ne peut rien voir, rien sentir, rien entendre, rien toucher, rien goûter, sans que ne résonnent en lui les bruits de l’univers.
[…] Il y a quelque chose d’étrange dans tout ça, une espèce d’énergie fébrile dans l’éther, qui m’a affecté à partir du moment où ces cloches ont commencé à sonner, une sorte de voltige m’a traversé, un vertige qui fait que je me suis déplacé
Dans toute la maison
D’une porte à l’autre
D’une pièce à l’autre
D’un bout à l’autre du couloir comme une machine folle
Chambres à coucher, salle de bains, salon et
Retour à la cuisine où
Bon sang
Une explosion effrénée
Bon sang
Pas tant une explosion effrénée qu’un pli roulant dans la lumière, s’écoulant d’une pièce à l’autre pour finir par trouver
Cette maison vide […]
Métaphore d’un système qui tourne, fait d’éléments distincts mais indissolublement liés, tricotés ensemble, la famille – on sait la puissance du mot et de la chose en Irlande – se fait métaphore d’un système solaire dans lequel chaque planète a ses lois, ses codes, ses modes de fonctionnement, par-delà la solidarité des atomes. A commencer par la dette au père, plus qu’une Weltanschaaung, une constitution cérébrale, une passion dévorante de la mécanique et de la construction, un lien permanent de l’identité de soi à la matière du monde, le lien fondamental de l’os et de la lumière. Ce moment initial où Marcus voit le père démonter une pièce de son tracteur devient le point Alpha d’une métaphore qui va organiser et couvrir sa vie.
[…] Ce fut peut-être mon premier instant d’inquiétude anxieuse vis-à-vis du monde, la première fois que mon esprit se mettait à vriller au-delà des environs immédiats du
Foyer, de la maison et de la commune, pour se tourner vers
Le vaste monde au-delà
Bien au-delà
Car, en regardant ces pièces détachées étalées au sol, mon imagination s’effraya et s’élança vers une conclusion cataclysmique plus large, l’univers lui-même était assemblé par des vis et des boulons, je crus voir comment les cieux et la terre pouvaient sortir de leurs gonds si une clavette d’arrêt essentielle venait à être éjectée, cela compromettrait tout le vaste assemblage des étoiles et des galaxies dans leurs rouages en rotation et provoquerait leur dégringolade dans le vide de l’espace vers une ruine ultime aux confins de l’univers […]
Élément infime parmi les éléments, Marcus voit les noyaux éclater, les pièces défaillir, la machine trembler. Le mécanisme le dépasse, qu’il contemple effaré : une fille aînée artiste ensauvagée qui peint des tableaux avec son sang et dont il ne comprend pas le projet, un fils déjanté qui traîne dans le nulle part au fin fond de l’Australie dans on ne sait quelle quête écologique. Une épouse enfin qui va être ravagée pendant quelques jours par une intoxication alimentaire qui la mène au bord de la panne définitive. Marcus perçoit tout environnement comme des grammaires qui s’opposent et se complètent, des raisonnements économiques aux discours politiques qui l’appréhendent, l’incluent, le ligotent. Cet être-au-monde solidaire du monde lui-même fait jaillir la responsabilité des personnages envers les autres – on a l’impression d’une métaphore de la philosophie de Levinas – comme dans cette anecdote (fragment de mythe ?) venue de Mongolie qui raconte une femme dont la fonction est d’assurer l’harmonie du monde en faisant tout à l’envers.
[…] Je veux dire qu’elle marche à l’envers, parle à l’envers et monte à cheval à l’envers, elles se lève au milieu de nuit pour manger son dîner et va se coucher quand tout le monde autour d’elle commence sa journée et
Pourquoi faire ça
C’est ce qui est fascinant – leur croyance c’est que si tout le monde marche, parle et fait des choses dans le même sens alors il existe un réel danger que le monde entier bascule, donc il faut qu’une personne aille dans le sens opposé pour maintenir l’équilibre du monde et
C’est assez logique, c’est la base de la mécanique, toute structure porteuse basculera s’il n’y a pas de contrepoids pour équilibrer, les grues se renverseront si elles ne sont pas correctement lestées […]
L’humanité de McCormack est un tissu indémaillable, fait de la répétition des gestes et paroles des hommes du monde entier.
[…] rites, rythmes et rituels
Quotidiens qui maintiennent le monde comme des os de lumière, cet amlgame raréfié de temps et de lumière dont l’extension à chaque minute du jour est visible […]
Particule au sein des particules de l’univers, Marcus connaîtra un aboutissement sublime.
Léon-Marc Levy
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