Cthulhu à Helsinki (1)
Étude de quelques constantes des récits post-lovecraftiens
Travaillant dans le cadre d’un mémoire de M2 sur les allusions à la culture populaire dans la littérature finlandaise contemporaine, nous avons été amené à nous intéresser à un type bien particulier d’allusions, celles qui se fondent sur les écrits de l’écrivain américain Howard Philips Lovecraft (1890-1937). Le fait que l’on trouve en Finlande, non certes une tradition du récit fantastique lovecraftien, mais plusieurs nouvelles se situant délibérément dans la lignée des œuvres de Lovecraft, en lui empruntant ses thèmes et sa mythologie, montre bien l’ampleur du phénomène des récits post-lovecraftiens. Quel autre écrivain de l’époque moderne peut se vanter d’avoir inspiré tant d’auteurs, dans tous les pays, qui lui ont emprunté certaines de ses créations, à des fins extrêmement diverses, ludiques, commerciales, ironiques, sérieuses, etc. ? Même les hommages à Arthur Conan Doyle, les œuvres faisant intervenir Sherlock Holmes, ses aventures « apocryphes », ne nous semblent pas avoir la même étendue.
Dès la fin de sa vie, Lovecraft était entouré d’épigones qui intégraient leurs nouvelles fantastiques dans le contexte plus large du fameux « mythe de Cthulhu », l’ensemble des créations mythologiques inventées par Lovecraft, avec son cortège de dieux monstrueux venus sur Terre depuis des espaces lointains ou des dimensions inconnues, en des temps immémoriaux, et dont la présence se manifeste parfois, plus ou moins directement, donnant lieu aux histoires prodigieusement sinistres qu’a contées le maître de Providence. Celui-ci est fameux pour son style archaïsant, souvent critiqué pour son artificialité, mais qui n’enlève rien à la qualité de son imagination, totalement nouvelle malgré ce qu’elle devait à Poe.
Phénomène littéraire unique et pourtant si peu approché par la critique, même si aujourd’hui il semble que Lovecraft ne soit plus considéré, au niveau universitaire, comme un littérateur de pur divertissement. Cela a pourtant longtemps été le cas, sans doute en partie à cause des conditions originales de publication de ses œuvres, puisque Lovecraft, de son vivant, n’a guère été publié que dans les pulps, refuges des auteurs de banals récits d’aventure et contes à frémir, supports d’élection pour les histoires de Conan le Barbare (par Robert E. Howard) et de Tarzan (Edgar Rice Burroughs). Il nous semble d’autant plus utile de nous pencher sur le cas de certaines nouvelles finlandaises s’inscrivant dans cette tradition des lovecraftiana, et de comparer les allusions directes y figurant avec celles que l’on peut trouver dans leurs équivalents français et anglo-saxons.
La lecture de quelques nouvelles considérées comme des classiques parmi les centaines d’histoires directement inspirées de Lovecraft permet de dégager certains traits caractéristiques, certaines constantes que l’on retrouve régulièrement dans ces hommages, de quelque pays qu’ils soient originaires :
A1. Références à des divinités figurant au panthéon lovecraftien, comme Cthulhu le plus célèbre des dieux du mythe, Nyarlathotep le plus fréquemment cité chez Lovecraft, Azathoth, les Profonds, lesshoggoths, etc.
A2. Références au Necronomicon, livre fictif écrit au Moyen-Âge par un Arabe et qui contient l’explication de la présence sur Terre des divinités du mythe, ou références à d’autres livres « maudits » du même acabit. Dans les nouvelles de Lovecraft, il est souvent fait allusion à ce livre, dont on cite parfois des extraits, et qui a la propriété de rendre fous tous ceux qui le compulsent avec trop de zèle.
A3. Références aux villes fictives de Nouvelle-Angleterre où se déroulent la plupart des nouvelles de Lovecraft, Arkham (équivalent de la Salem historique), Innsmouth, Dunwich, etc.
B. Volonté de déplacer le cadre des manifestations du mythe, ou plutôt d’en étendre et multiplier les décors, en situant les nouvelles-hommages dans des endroits auxquels ne font pas référence les œuvres du « maître de Providence ».
C. Références au mythe de Cthulhu en tant que création littéraire due à Lovecraft, pour aboutir à l’idée, devenue un véritable lieu commun des lovecraftiana, selon laquelle le mythe n’en est pas un et tout ce qu’a décrit Lovecraft sous couvert de fiction est en fait bien réel… Dans certaines des nouvelles présentant ce trait distinctif, Lovecraft apparaît lui-même en tant que personnage.
D. Reprise des traits les plus proéminents du style lovecraftien, avec ses archaïsmes, son emphase, ses tics (les adjectifs « indicible » et « ineffable », unspeakable et infandous entre autres dans l’original), et des topoï lovecraftiens, comme par exemple le narrateur craignant pour sa santé mentale, l’annonce du retour des anciens dieux maléfiques, etc.
Examinons brièvement, sur la foi de trois nouvelles faisant partie du canon des nouvelles post-lovecraftiennes classiques, la façon dont ces constantes se retrouvent dans les textes. Les nouvelles que nous avons choisies sont L’ombre du clocher, de Robert Bloch, Ceux des profondeurs, de James Wade, et Le retour des Lloigors, de Colin Wilson (1).
Robert Bloch est réputé en tant qu’auteur de Psychose, roman porté à l’écran par Hitchcock. La nouvelle que nous avons décidé d’examiner ici a été écrite en 1950, donc après la mort de Lovecraft, mais il faut noter que Bloch a fait partie du premier cercle des admirateurs et amis de Lovecraft, qu’il a donc bien connu et dont il était proche, à la différence de James Wade et Colin Wilson, ce qui peut avoir une influence sur la façon dont ces différents auteurs vont « remâcher » le mythe et en nourrir leurs œuvres. L’ombre du clocher est tout bonnement la suite d’une nouvelle classique de Lovecraft,Celui qui hantait les ténèbres (qui était d’ailleurs dédiée à Robert Bloch) : tout y est fondé sur l’idée que ce que Lovecraft a raconté dans cette nouvelle-source était la pure vérité, et que l’horreur évoquée dans la première nouvelle est restée sur les lieux (la ville de Providence) à la suite des événements qui en formaient la trame ; des années après, dans L’ombre du clocher, un curieux de littérature fantastique revient sur les lieux et enquête sur le drame survenu dans Celui qui hantait les ténèbres, essayant de retrouver les sources de Lovecraft et du défunt héros de cette première nouvelle… De nouvelles horreurs se produisent évidemment à cette occasion.
Des quatre constantes dégagées plus haut, seule la constante B ne figure pas ici, puisque la nouvelle se déroule à Providence, l’épicentre du monde lovecraftien. Le but de l’auteur n’est pas de renouveler par l’exotisme, mais simplement de prolonger, d’une manière assez banale en apparence, mais qui se trouve corsée par la présence insistante, dans le corps même du texte, de l’auteur à qui il est rendu hommage : bref, l’hommage se donne à voir comme tel, sans pour autant verser dans le second degré.
À l’inverse, c’est la constante B qui est la plus ostensiblement marquée dans les nouvelles de James Wade et Colin Wilson : dans Ceux des profondeurs, le premier s’amuse à transposer le décorum lovecraftien, si lié à la Côte Est et aux paysages de la Nouvelle-Angleterre, sur la Côte Ouest des États-Unis, en Californie. De plus, l’exotisme ne repose pas seulement sur un déplacement spatial mais également sur un décalage chronologique : la nouvelle date de 1969, et l’atmosphère de la nouvelle est marquée par de fréquentes allusions aux hippies, aux drogues psychédéliques et au Summer of love, tous éléments qui, alliés au mythe de Cthulhu, créent un mélange détonnant… Quant à la nouvelle de Colin Wilson, elle aussi datée de 1969, elle se déroule entièrement au pays de Galles, territoire évoquant bien davantage, dans la tradition fantastique, l’écrivain gallois Arthur Machen, auquel il est d’ailleurs rendu hommage conjointement à Lovecraft : Le retour des Lloigors joue sur l’idée que Lovecraft s’est largement inspiré de Machen dans l’élaboration du mythe de Cthulhu, ce qui conduit évidemment à l’hypothèse selon laquelle le pays de Galles est un lieu de haute activité pour les divinités maléfiques du mythe.
En Finlande, cette veine lovecraftienne a donné lieu à une anthologie entièrement consacrée au mythe de Cthulhu, Le Masque d’or (Kultainen naamio, 1993, non traduit), composée par Boris Hurtta, lui-même auteur d’un roman comportant des références à Lovecraft, On n’empêchera pas la neige de tomber (Lumen tuloa ei voi estää, 1991, non traduit). La nouvelle la plus remarquable de ce recueil nous paraît être Nous vous assurons (Me vakuutamme sinut, 1993), de Johanna Sinisalo, auteur qui a commencé en écrivant du fantastique et de la science-fiction dans les années 1990, a reçu le prix Finlandia en l’an 2000 pour Jamais avant le coucher du soleil (traduit en français par Anne Colin du Terrail, aux éditions Actes Sud), et a ensuite infléchi son écriture vers la littérature générale. C’est sur cette nouvelle que nous allons à présent nous arrêter longuement.
Une nouvelle finlandaise exemplaire de l’inspiration post-lovecraftienne
Nous vous assurons (Sinisalo, 2005) raconte l’histoire d’Elina Kansa, la narratrice, jeune publicitaire qui se voit confier un contrat avec une compagnie d’assurances, Anar, et dont on exige une campagne de publicité radicalement originale et efficace. Elle se voit adjoindre un collègue qui vient d’arriver à l’agence, Rolle, pour élaborer cette campagne : c’est lui qui suggère bientôt de se servir du mythe de Cthulhu dans le cadre de leur travail pour Anar. Tous deux vont notamment créer des affiches visant à inspirer la peur de l’inconnu parmi leur public, pour inciter celui-ci à faire appel aux services de la compagnie d’assurances ; Elina ira jusqu’à écrire, sur les indications de Rolle, une nouvelle typiquement lovecraftienne évoquant la présence de monstres antédiluviens en Laponie…
Mais il s’avérera qu’en réalité la compagnie Anar n’existe pas et que toute cette histoire est une machination de Rolle, qui n’est autre qu’un zélateur des Grands Anciens (les divinités les plus effroyables du panthéon lovecraftien), et dont le but est d’accroître la notoriété de ses maîtres pour susciter des vocations d’adorateurs et à terme faire s’incarner sur Terre le messager des Grands Anciens, Nyarlathotep !
Dans cette nouvelle, Johanna Sinisalo insère en virtuose toutes sortes d’allusions au mythe de Cthulhu, de façon ludique et réflexive à la fois, si bien que son texte semble parfois, d’une manière assez postmoderne d’ailleurs, être une réflexion sur l’idée même d’hommage littéraire à Lovecraft, voire sur le concept d’intertextualité. Les allusions et l’intertextualité occupent en effet dans ce texte un rôle prépondérant, puisqu’elles fondent entièrement la nouvelle : c’est par l’allusion au mythe de Cthulhu que Rolle donne à Elina l’idée d’une campagne médiatique novatrice, et c’est par l’écriture d’un pastiche de Lovecraft (inséré dans la nouvelle de Sinisalo) qu’Elina va risquer de provoquer l’avènement du règne des Grands Anciens.
Nous venons d’évoquer l’aspect postmoderne de la démarche de Sinisalo dans cette nouvelle : ce terme nécessite un éclaircissement, tant il peut sembler galvaudé. Dans notre acception du mot, fondée notamment sur le livre du sociologue finlandais Veijo Hietala (cf. p.31, où l’auteur présente les principaux traits du courant postmoderne, empruntés notamment à Jean-François Lyotard et Fredric Jameson) et l’étude de Liisa Sariluoma sur « le roman post-individualiste » (cf. entre autres les pages 15-17), un écrit postmoderne manifeste au moins une des caractéristiques suivantes :
- Jeux sur les statuts d’auteur et de lecteur : on essaie d’impliquer ce dernier le plus possible, la fiction est une énigme qu’il doit résoudre (comme dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, d’Italo Calvino).
- Forte présence de la culture populaire, autrefois désavouée, désormais pleinement intégrée (comme dans les œuvres de Thomas Pynchon).
- Esthétique de l’éclectisme, du fragment, avec des emprunts et des jeux intertextuels, des jeux sur la structure et la chronologie du livre également (ensemble de caractéristiques qui se sont considérablement étendues dans la littérature contemporaine).
- Opposition à la mimésis : la seule réalité digne d’intérêt est celle de l’écriture, de la littérature.
Il nous semble que ces quelques jalons permettent de savoir de quoi l’on parle quand on évoque le caractère postmoderne de tel ou tel texte. Ils nous permettront en tout cas de mettre en perspective cette nouvelle de Sinisalo, et d’autres nouvelles dont il sera question plus loin.
Pour en revenir à cette nouvelle qui constitue le premier des trois textes sur lesquels se penchera plus précisément notre étude, on peut remarquer que certaines allusions lui donnent également une dimension ludique. C’est le cas par exemple du nom de famille de Rolle, « Vesikansa », c’est-à-dire « peuple de l’eau » : quand on connaît l’importance des êtres aquatiques dans les créations lovecraftiennes, avec notamment la ville imaginaire d’Innsmouth, peuplée d’êtres hybrides lointainement issus de créatures sous-marines, on mesure la portée de ce nom – même si le nom est crédible par ailleurs, puisque c’est un toponyme et anthroponyme bien attesté en Finlande. C’est évidemment une allusion-clin d’œil : un lecteur connaissant suffisamment le mythe de Cthulhu et gardant à l’esprit le fait qu’il est en train de lire une nouvelle qui se présente comme un texte lovecraftien ne manquera pas de faire le rapprochement, et donc de concevoir des soupçons à l’égard de Rolle bien avant qu’Elina elle-même n’en conçoive.
Autre allusion ludique, la référence à Tapani Kansa à la page 119 : Elina, qui porte le même nom de famille que ce fameux chanteur de variété, fait une plaisanterie dont l’entendement exige de connaître Tapani Kansa, or Rolle ne réagit pas à cette plaisanterie. Cette allusion a deux objectifs, alerter une première fois Elina (et une deuxième fois le lecteur perspicace) sur le caractère un peu suspect de Rolle, puisqu’il est inimaginable qu’un Finlandais ne connaisse pas Tapani Kansa, et instaurer un climat de légèreté au début de la nouvelle, climat qui ira évidemment s’assombrissant au fil de la lecture, procédé courant dans la littérature fantastique.
La première mention du mythe de Cthulhu, à la page 127, est faite par Rolle, et n’est pas comprise d’Elina ni de sa supérieure hiérarchique Pirkko, ce qui sera prétexte à expliciter le mythe pour le lecteur profane. Au début de la nouvelle, le mythe ne fait donc qu’affleurer, il est présent uniquement dans les dialogues des personnages, par le biais des allusions : le lien avec Lovecraft est purement verbal, mais il va très vite acquérir le statut d’élément dramatique. Bref, dans cette nouvelle, Sinisalo part de l’allusion pour en faire un moteur de l’action : les allusions figurant dans cette nouvelle ont donc en premier lieu une fonction dramatique, mais on va voir qu’elles dépassent cette simple fonction. Il nous semble en effet que l’on peut aller jusqu’à lire Nous vous assurons comme un symbole particulièrement manifeste d’une littérature qui se nourrit de la littérature, qui se fonde sur la grande Bibliothèque et n’existerait pas sans elle.
Elina, sur les conseils de lecture de Rolle, découvre le mythe, ou plutôt le redécouvre, puisqu’elle affirme avoir l’impression (p. 130) d’avoir lu les livres de Lovecraft dans sa jeunesse. C’est l’occasion pour Sinisalo d’envoyer au lecteur familier de Lovecraft de nombreux signaux jubilatoires, de faire des renvois à divers clichés lovecraftiens, comme quand elle évoque « l’Arabe fou Abdul Al-Hazred » (l’auteur fictif du Necronomicon) ou quand Elina raconte qu’après s’être plongée dans les œuvres de Lovecraft elle a eu un sommeil très agité. C’est d’ailleurs à ce moment précis que ce qui n’était jusqu’ici qu’allusion va devenir moteur dans la conduite du récit : sous l’effet d’un rêve particulièrement troublant, conséquence indirecte de la référence à Lovecraft qu’a faite Rolle, Elina va avoir l’idée de la nouvelle enchâssée qui sera au centre du récit.
Cette nouvelle enchâssée raconte le périple d’un narrateur qui trouve près de la ville d’Inari, c’est-à-dire en Laponie, au nord de la Finlande, un ensemble de morceaux de bouleau sur lesquels a été écrite une phrase qui mentionne à la fois Cthulhu et Inari, ou plutôt Aanaar (nom same d’Inari, qui évoque évidemment Anar, le nom de la compagnie d’assurances pour laquelle travaille Elina) : la phrase est écrite dans la « langue de R’lyeh », langue inventée par Lovecraft, supposée parlée dans la ville sous-marine de R’lyeh, demeure millénaire de Cthulhu. Le narrateur mentionne p. 134 qu’il a lu Lovecraft dans sa jeunesse, mais que l’objet qu’il vient de découvrir date manifestement d’une époque bien antérieure au moment où Lovecraft écrivait : on a affaire ici à un pur topos post-lovecraftien, correspondant à la constante C évoquée ci-dessus. « Le mythe est réel, Lovecraft n’a rien inventé… » Le narrateur découvre ensuite de nombreux rapports entre le mythe de Cthulhu et les traditions sames. Ainsi le nom même de Cthulhu évoque-t-il celui du staalo, démon de la mythologie same ; Tsathoggua, autre dieu apparaissant chez Lovecraft, est assimilé à « Tsädzehalddo », divinité existant chez les Sames scoltes (entre Inari et Petsamo), et Azathoth rappelle le terme same « atastud » dont le narrateur nous dit qu’il signifie « oppresser »… À la fin de la nouvelle, l’auteur va jusqu’à faire apparaître Cthulhu sur le lac Inari ! Peu après apparaissent de nouveaux topoï lovecraftiens (constante D) avec l’annonce du retour et de la domination prochaine de Cthulhu et des autres « Grands Anciens » : le narrateur dit qu’il ne lui reste plus rien d’autre à faire qu’aller à leur rencontre.
Dans cette nouvelle enchâssée, Johanna Sinisalo semble s’être amusée à écrire une nouvelle lovecraftienne parfaitement traditionnelle, reprenant tous les clichés et facilités de certains auteurs post-lovecraftiens. Toutes les constantes que nous avons établies ci-dessus y figurent, C et D comme nous l’avons vu, mais également B (inscription du mythe de Cthulhu dans un décor nouveau) et A (ici A1) avec l’allusion aux divinités du mythe.
Mais le plus intéressant est que cette nouvelle enchâssée, assez ludique, amusante par sa transparence et le côté usé de ses ressorts dramatiques, n’est évidemment pas une fin en soi mais une nouvelle « au second degré », une mise en abyme qui va venir servir la progression dramatique de la nouvelle-cadre : cette nouvelle enchâssée, surchargée d’allusions, qui est à vrai dire comme une gigantesque allusion macroscopique à Lovecraft, sert d’accessoire dramatique à la nouvelle-cadre. En effet, Rolle et Elina vont en grande partie construire leur campagne médiatique sur cette nouvelle : ils envisagent de la faire publier par un journal à sensation, de manière à ce que les lecteurs se mettent à en parler dans tout le pays, que des témoins subornés viennent attester de la réalité de phénomènes surnaturels autour d’Inari. Bref, le but est de faire croire toute la Finlande à la réalité du mythe de Cthulhu !
Ce but est bien vite atteint, dans une mesure qui dépasse leurs espérances : la campagne fonctionne à plein, des témoins se présentent et abusent de la crédulité des journalistes et de l’opinion publique, quelqu’un prétend qu’un exemplaire du Necronomicon a été récemment vendu chez un bouquiniste, la moitié de la Finlande est persuadée de la réalité des Grands Anciens. Et surtout, le nom d’Anar, la compagnie qui prétend pouvoir assurer les citoyens contre les dangers les plus obscurs et effrayants, devient fameux grâce au battage médiatique.
C’est quand Elina essaie de joindre Anar pour avoir des retours sur sa campagne qu’elle comprend que cette compagnie d’assurances n’a jamais existé : peu à peu, elle s’avise que derrière cette campagne de publicité se trouvent en fait les Grands Anciens eux-mêmes, qui entendent revenir sur le devant de la scène en faisant parler d’eux – tout comme, dans les histoires de Lovecraft, les divinités monstrueuses évoquées par les textes ont besoin de gens ayant foi en eux pour étendre au maximum leur contrôle sur la planète et les esprits humains. Elina empêche temporairement Rolle, adorateur de Cthulhu et ses semblables, de faire franchir à ceux-ci un portail dimensionnel qui leur permettrait de s’incarner sur Terre, mais dans les dernières lignes, elle soupçonne qu’il est déjà trop tard et que les Grands Anciens sont déjà bien assez populaires pour investir la planète…
Comme on le voit, la nouvelle enchâssée, que l’on peut considérer comme plus ostensiblement lovecraftienne (par le style et l’absence d’allusions à la modernité) que la nouvelle-cadre, n’est pourtant pas la seule à manifester les grandes constantes des récits post-lovecraftiens : la nouvelle-cadre elle-même ressortit pleinement à ce courant. La constante A1 est omniprésente, les dieux du panthéon lovecraftien étant abondamment représentés ; A2 apparaît puisque l’on a plusieurs allusions au Necronomicon ; le décor (Helsinki) permet de régénérer la tradition (constante B) ; on trouve des références au mythe en tant que création littéraire, mais il s’avère que le mythe existe bel et bien en dehors des créations de Lovecraft (C) ; et l’on trouve à la fin le topos de l’annonce d’un cataclysme (D).
Dans Nous vous assurons, les nombreuses allusions, au-delà de leur importance dramatique et de leur rôle dans la constitution de l’horizon d’attente du lecteur (elles sont autant de signaux replaçant la nouvelle dans la tradition littéraire forte des lovecraftiana), nous semblent également donner lieu à une réflexion ou tout du moins à un jeu sur l’idée même d’hommage littéraire, sur la possibilité pour une œuvre de se nourrir d’autres œuvres l’ayant précédée, entre autres grâce à la présence de la nouvelle enchâssée et à son importance dans le tissu dramatique du récit-cadre.
A suivre
Martin Carayol
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