Cthulhu à Helsinki (2)
Etude de quelques constantes des récits post-lovecraftiens
Comparaison avec d’autres nouvelles récentes
Nous avons jugé utile de mettre cette nouvelle en perspective avec deux autres nouvelles post-lovecraftiennes ayant une tendance au second degré, dont les auteurs aiment à se servir des allusions au maître de Providence, non pas pour instiller la peur en s’inscrivant dans une tradition littéraire qui a fait ses preuves, mais plutôt pour adresser des clins d’œil ludiques au lecteur : H.P.L. (1890-1991), de Roland C. Wagner (Wagner 2000 : 261-277), et Shoggoth’s old peculiar (en français La spéciale des Shoggoths à l’ancienne), de Neil Gaiman (Gaiman 2005 : 147-159).
La nouvelle de Neil Gaiman n’aurait strictement aucun intérêt pour des lecteurs ne connaissant pas Lovecraft, car elle repose entièrement sur des allusions à celui-ci, sur des détournements, tout part de l’œuvre de l’écrivain américain et ne semble pas chercher à parler d’autre chose qu’elle. L’intrigue est la suivante : un jeune touriste américain, Ben Lassiter, erre sur la côte anglaise, trompé par un guide de voyage bourré d’approximations et de mensonges ; il arrive par hasard dans un village appelé Innsmouth, où par bonheur il trouve enfin un pub ouvert et parvient à assouvir sa faim.
Il rencontre dans ce pub deux hommes qui entreprennent de discuter avec lui tout en buvant abondamment une bière locale, la Shoggoth’s old peculiar, et qui s’avèrent être des « acolytes », c’est-à-dire des adorateurs des Grands Anciens, censés hâter le retour de ces derniers sur Terre et l’asservissement de la race humaine.
Neil Gaiman s’amuse à élaborer un texte purement comique à partir du matériau lovecraftien, notamment en faisant des acolytes (qui sont chez Lovecraft des personnages inquiétants et dangereux, servant d’intermédiaires aux divinités effroyables qui menacent l’humanité) des alcooliques stupides et en présentant leur activité au service des Grands Anciens comme un métier parfaitement banal :
« “I’m a student,” said Ben. “Gonna be a metallurgist. […] What do you guys do?”
“We,” said Wilf, “are acolytes.”
“Of Great Cthulhu,” said Seth proudly.
“Yeah?” said Ben. “And what exactly does that involve?”
“My shout,” said Wilf. “Hang on.” Wilf went over to the barmaid and came back with three more pints. “Well”, he said, “what it involves is, technically speaking, not a lot right now. The acolytin’ is not really what you might call laborious employment in the middle of its busy season. That is, of course, because of his bein’ asleep. Well, not exactly asleep. More like, if you want to put a finer point on it, dead.”
“ ‘ In his house at Sunken R’lyeh dead Cthulhu lies dreaming,’ ” interjected Seth. “Or, as the poet has it, ‘That is not dead what can eternal lie—’ ”
“ ‘But in Strange Aeons—’ ” chanted Wilf.
“—and by Strange he means bloody peculiar—”
“Exactly. We are not talking your normal Aeons here at all.”
“ ‘But in Strange Aeons even Death can die.’ ” » (Gaiman 2005 : 155-156).
Nous avons affaire ici à un passage entièrement référentiel, où les deux compères reprennent, sur un mode parodique, premièrement un topos lovecraftien sur l’état intermédiaire entre le sommeil et la mort dans lequel se trouvent les dieux extraterrestres, et deuxièmement un distique récurrent dans les nouvelles de Lovecraft et évoquant justement le réveil annoncé des Grands Anciens.
Cette nouvelle est très différente de celle de Johanna Sinisalo, en ce sens qu’elle ne cherche pas vraiment à s’inscrire dans la filiation de Lovecraft, c’est-à-dire à inspirer la peur au moyen d’une intrigue complexe faisant peu à peu sentir au lecteur la fragilité humaine face à certains mystères cosmiques, mais au contraire cherche simplement à se moquer gentiment de cette filiation, de cette tradition, en ridiculisant un certain nombre de topoï lovecraftiens.
C’est ainsi qu’à deux reprises au moins le style de Lovecraft est raillé pour sa vaine recherche lexicale et ses archaïsmes, brocardé, paradoxalement, par ces deux habitants incultes d’Innsmouth qui essaient d’expliquer à Ben Lassiter, touriste américain ne connaissant pas Lovecraft, quel était le style d’écriture de ce dernier :
« The little man nodded. “Yer. H. P. Lovecraft. I don’t know what the fuss is about. He couldn’t bloody write.” He slurped his stout, then licked the foam from his lips with a long and flexible tongue. “I mean, for starters, you look at them words he used. Eldritch. You know what eldritch means?” » (Gaiman 2005 : 153)
« “Anyway. H. P. Lovecraft. He’d write one of his bloody sentences. Ahem. ‘The gibbous moon hung low over the eldritch and batrachian inhabitants of squamous Dulwich.’ What does he mean, eh? What does he mean? I’ll tell you what he bloody means. What he bloody means is that the moon was nearly full, and everybody what lived in Dulwich was bloody peculiar frogs. That’s what he means.”
“What about the other thing you said?” asked Wilf.
“What?”
“Squamous. Wossat mean, then?”
Seth shrugged. “Haven’t a clue,” he admitted. “But he used it an awful lot.” » (Gaiman 2005 : 155)
De la même façon que nous avons ci-dessus raisonné en termes d’adéquation aux quatre grandes constantes caractérisant les nouvelles post-lovecraftiennes, on peut ici montrer comment plusieurs de ces constantes sont détournées, parodiées. Les deux extraits que nous venons de citer relèvent de la constante C, consistant à afficher le mythe comme une création littéraire mais ayant un fond de vérité : dans la nouvelle de Gaiman, comme on le voit, il est fréquemment fait allusion à Lovecraft, mais dans la bouche de Wilf et Seth celui-ci devient un écrivain un peu ridicule et incompréhensible, qui a entretenu une vision romantique et intellectuelle de choses qui pour ces deux rustauds anglais sont bien plus concrètes et quotidiennes.
Dans l’extrait suivant s’opère à nouveau un détournement, à ranger cette fois sous la catégorie D : c’est le topos de l’imminence de la fin du monde qui est parodié par le ton des deux compères, vulgaire et à ce titre en totale discordance avec le ton grandiloquent qu’emploie Lovecraft quand il évoque cette thématique.
« “Any day now, Great Cthulhu (currently impermanently deceased), who is our boss, will wake up in his undersea living-sort-of-quarters.”
“And then,” said the shorter one, “he will stretch and yawn and get dressed—”
“Probably go to the toilet, I wouldn’t be at all surprised.”
“Maybe read the papers.”
“—And having done all that, he will come out of the ocean depths and consume the world utterly.” » (Gaiman 2005 : 156)
Ajoutons enfin que la constante A est également parodiée, puisque certains noms propres caractéristiques de la cosmogonie mise en place par Lovecraft deviennent des noms de pubs ou de bières…
Pour conclure sur la nouvelle de Gaiman, on peut insister sur un point commun qu’elle partage avec la nouvelle de Sinisalo : toutes deux naissent de l’œuvre lovecraftienne et, surtout, insistent sur cette filiation directe, la mettent en scène dans leur texte même. Mais là où Sinisalo joue le jeu, si l’on peut dire, en intégrant ces données typiques d’une « littérature au second degré » dans une intrigue plus sérieuse et relevant réellement de l’esthétique lovecraftienne, Neil Gaiman préfère s’amuser à détourner l’héritage lovecraftien pour aboutir à un texte avant tout comique.
La nouvelle de Roland C. Wagner H.P.L. (1890-1991) n’est pas moins intéressante à analyser. L’auteur y imagine une réalité parallèle, où Lovecraft a vécu jusqu’à l’âge canonique de cent un ans, au lieu de mourir d’un cancer dès 1937. Lovecraft peut donc vivre l’évolution de l’histoire de la science-fiction durant presque tout le vingtième siècle, devenir une figure tutélaire, bien plus populaire et célébrée que Lovecraft ne l’a été en réalité : ce Lovecraft fictif délaisse au fil du temps le format de la nouvelle horrifique publiée dans des pulps encore relativement amateurs pour devenir un véritable écrivain professionnel, auteur également de nombreux romans, et qui s’adresse à un public bien plus large que le Lovecraft réel des premières décennies du siècle.
Ce qui est intéressant dans ce texte, c’est que Wagner ne se contente pas d’assouvir, de façon ludique, la curiosité que peut ressentir toute personne se demandant de quelle façon la face du monde eût été changée si Lovecraft avait vécu longuement au lieu de mourir prématurément ; la nouvelle n’est pas une simple biographie fictive, car on entrevoit par moments une véritable intrigue sous-jacente, reposant sur une intéressante mise en abyme. L’auteur imagine en effet une nouvelle de Lovecraft racontant justement l’histoire d’un voyageur temporel venu du futur pour sauver la vie d’un artiste du passé mort très jeune, et pouvoir ainsi étudier la façon dont l’œuvre de celui-ci aurait évolué avec le temps :
« [Lovecraft] venait d’ailleurs de vendre deux textes au Magazine of Fantasy and Science Fiction – dont le premier à paraître, It’s about time, mérite que l’on s’y attarde. C’est à première vue une histoire fort conventionnelle de voyage temporel et d’univers parallèles, avec visiteur venu du futur pour infléchir le cours de l’Histoire – ou, dans ce cas précis, la destinée d’un individu. Un habitant de l’an 2370 nommé Joseph Edward a en effet volé une machine temporelle pour éviter à un peintre du XXIesiècle – dont il adore les tableaux – de mourir dans un accident à l’âge de vingt-huit ans. Sa seule motivation est le désir de voir comment l’artiste en question aurait évolué s’il avait vécu plus longtemps » (Wagner 2000 : 269).
Or la nouvelle de Wagner est justement signée de ce Joseph Edward, qui semble donc devoir être un visiteur du futur ayant une tendance à rallonger par ses interventions la vie des artistes passés qu’il admire… Joseph Edward se trouve être également le nom du mystérieux héritier de Lovecraft, un nourrisson « né à l’heure même du décès de Lovecraft »… Wagner s’amuse donc à semer le doute sur le personnage du narrateur, qui combine les rôles d’héritier, d’alter ego et de sauveur de Lovecraft, tout en étant bien sûr un alter ego de Wagner lui-même.
Cette nouvelle est manifestement très différente des deux nouvelles précédemment évoquées, celles de Sinisalo et de Gaiman, puisqu’elle ne tourne pas autour du mythe de Cthulhu mais uniquement autour de son auteur, et que sa coloration dramatique ne doit rien aux menaces cosmiques inventées par Lovecraft (menace bien réelle dans la nouvelle de Sinisalo, dérisoire et parodique dans la nouvelle de Gaiman) mais à une histoire de voyage dans le temps typique de la science-fiction la plus classique. Pourtant, la comparaison de ces trois nouvelles fait apparaître un trait commun : à chaque fois, l’inspiration lovecraftienne se donne à voir, est largement mise en valeur, semble constituer le véritable enjeu de ces textes. Ce n’est pas le cas de manière générale dans le domaine des créations post-lovecraftiennes, puisque beaucoup d’auteurs jouent par ailleurs le jeu du premier degré et respectent l’esthétique de l’écrivain américain : mais ces trois exemples plus récents montrent qu’il existe une tendance nouvelle dans les lovecraftiana qui consiste à écrire de la « littérature au second degré », une littérature qui se fonde ostensiblement sur l’héritage de Lovecraft pour le renouveler et l’inscrire dans une forme de postmodernité.
(1) Toutes trois se trouvent dans LOVECRAFT 1991.
Martin Carayol
Bibliographie :
GAIMAN Neil 2005, Smoke and mirrors, New York, Avon Books
HIETALA Veijo 1992, Kulttuuri vaihtoi viihteelle ? : johdatusta postmodernismiin ja populaarikulttuuriin[La culture devenue du divertissement ? : introduction au postmodernisme et à la culture populaire], Helsinki, Kirjastopalvelu
LOVECRAFT Howard Philips 1991, Œuvres I, Paris, Robert Laffont
SARILUOMA Liisa 1992, Postindividualistinen romaani [Le Roman postindividualiste], Helsinki, SKS
SINISALO Johanna 2005, Kädettömät kuninkaat, Helsinki, Teos
WAGNER Roland C. 2000, Musique de l’énergie, Paris, Nestiveqnen
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