Critique de la raison nègre, Achille Mbembe
Ecrivain(s): Achille Mbembe Edition: La Découverte
L’objectif du livre d’Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, est de prouver que la figure du « nègre » est indispensable pour penser le monde contemporain. Aujourd’hui ne serions-nous pas en train de devenir tous des nègres au service du capitalisme financier ?
Cet essai se veut politique et poétique. Achille Mbembe connaît parfaitement la vibration des concepts dans l’inconscient collectif et la puissance des idées sur les mécanismes de la domination sociale.
Le titre de son ouvrage est inspiré du celui d’Emmanuel Kant, paru en 1781, Critique de la Raison Pure. Le philosophe allemand avait pour projet d’examiner les conditions dans lesquelles le sujet humain assume sa vie d’adulte au cœur de l’espace public, devient un sujet capable de se dire en liberté et en dialogue avec les autres, dans un geste dialectique d’affirmation d’une certaine singularité et en même temps de participation à quelque chose qui relève de la similarité, de « l’en-commun ». Pour cela, il s’appuyait sur la raison.
Achille Mbembe va mettre en questionnement la thèse de Kant. Pour lui, la raison ne s’est exercée qu’à la condition d’en retrancher « le nègre ». Face à cette figure du nègre, la raison va éclater. La constitution de la raison a eu lieu par strates : raison antique, raison capitaliste.
Achille Mbembe montre que dans notre modernité, l’histoire de la « raison » est tout sauf « pure ». Dans un premier temps, il nous démontre sa part obscure, avec ce que le système capitaliste a fait de l’humain. Le « nègre » est pour lui la manifestation par excellence de l’épreuve qu’a été pour des millions de gens le fait d’avoir été transformés en objets et en marchandises. Le processus de « civilisation » a consisté à maintenir une distinction nette entre les êtres humains et les objets. La barbarie, elle, confond l’être humain et la chose. Dans un deuxième temps, il démontre que la construction historique du « nègre » est une invention européenne, étroitement liée à l’essor du capitalisme, sur fond d’esclavage et de colonisation.
Il part de cette situation particulière dans l’histoire de l’Occident pour l’étendre à la condition salariale en général. Sa démonstration prend appui sur l’histoire, la littérature, la philosophie, l’anthropologie, la psychanalyse. Il tente une approche d’une conception originale de la géopolitique et de la pensée économique actuelle.
Achille Mbembe s’interroge sur la naissance des concepts de « nègre » et de « race » qu’il fait remonter à la traite et au commerce triangulaire. Pour parler de l’esclavage noir, l’auteur invente des termes très forts destinés à frapper notre imagination. Il qualifie l’homme noir vu par l’homme blanc « d’homme métal », « d’homme monnaie », puisqu’il peut être acheté, vendu, échangé, ne coûte rien et rapporte beaucoup. Les relations maître-esclave sont pour lui le symbole de la relation de violence par excellence.
Quant à la colonisation, elle est loin d’être « une histoire de la pacification », moins encore celle de la « civilisation » du « barbare », contrairement à ce que nous présente l’histoire officielle. La violence du colon sur le colonisé s’inscrivait dans un assujettissement total quoique repoussé par l’indiscipline de l’assujetti cherchant son émancipation. Au nom de la productivité, le colonisé pouvait subir les crimes les plus odieux de la part du « civilisateur ». Cette idéologie déshumanisante a suscité la révolte du colonisé, suivie par une répression sanglante. La critique de la raison nègre serait donc la critique de la raison occidentale.
Achille Mbambe utilise les outils de la psychanalyse pour « examiner la façon dont l’Afrique et le nègre ont fini par devenir le signe d’une altérité impossible à assimiler, l’effraction même du sens, une joyeuse hystérie ». Dans l’histoire du capitalisme, « Le nègre » représente « la figure » de l’humain qui devient « une marchandise ».
Ce terme de « nègre », qui a pris son acception courante au XVIIème siècle, au moment de la traite des esclaves, « désigne au premier abord non quelque réalité signifiante, mais un gisement de sottises et de fantasmes que l’Occident (et d’autres parties du monde) a tissé et dont il a revêtu les gens d’origine africaine bien avant qu’il ne soient pris dans les rets du capitalisme émergeant des XVème et XVIème siècle. Le nègre est avant tout un corps gigantesque et fantastique –, un membre, des organes, une couleur, une odeur, chair et viande, une somme inouïe de sensations, ou un enfant idiot. Et, si force il est, il ne pourrait s’agir que de la force brute du corps, excessive, convulsive et spasmodique, réfractaire à l’esprit ; onde, rage et nervosité tout à la fois, et dont le propre est de susciter dégoût, peur et effroi ». « Un certain courant de la pensée raciale place en son centre l’idée du surhomme doté de droits exceptionnels, d’un génie supérieur et d’une mission universelle – celle de gouverner le monde ». « Toutes ses pensées sont convaincues qu’au-delà de la clôture européenne règne l’état de nature où ni la foi ni la loi ne font droit ».
La figure exotique de la « négresse » existe depuis longtemps dans la littérature. Elle est très bien représentée au XXème siècle, par Joséphine Baker. Elle articule le racisme, la frivolité, la volupté, l’insouciance et la liberté. Ces femmes seraient indolentes, disponibles et soumises. Le dogme de la « mission civilisatrice » plombera la plupart des tentatives de solidarité avec les nègres. Et pour pallier les crises de l’accumulation, le capital ne peut guère se passer des subsides raciaux.
Achille Mbembe explore les contradictions et les fausses solutions proposées par les pays occidentaux aux pays africains après de graves conflits. La première est l’illusion entretenue et imposée de l’assimilation, la seconde est celle plus radicale de l’apartheid où l’on oppose une communauté à une autre dans une séparation totale qui sera légalisée et qui entraînera la création de mouvements violents qui chercheront, dans une lutte à mort, à détruire ceux qui ne ressemblent pas à la force dominante. Une littérature nègre a décrit ces phénomènes et a tenté de proposer des solutions. L’auteur cite entre autres Frantz Fanon et Aimée Césaire.
Mais l’auteur n’adhère pas totalement à leurs thèses. Il constate que, suite aux mutations du monde moderne, dues au néolibéralisme et au développement extrêmement rapide du capitalisme financier triomphant, engendré au XXème siècle par les nouvelles technologies et les nouveaux moyens de transport de populations, cette violence extrême s’étend aujourd’hui à tout le salariat. Achille Mbembe donne ainsi au mot « nègre » une acception nouvelle. Il discerne dans les soubresauts du capitalisme post-impérial un « devenir nègre du monde ». Le statut d’« homme-marchandise », l’esclave, a ressurgi avec force. Il se propage, aujourd’hui, bien au-delà de la couleur de peau et s’étend à tous les travailleurs qui ne sont que des pions inutiles sur l’échiquier des ordinateurs boursiers. Ils n’ont plus de visage, ils n’ont plus de corps. Ils sont devenus un excédent inutile, un simple chiffre encombrant et donc éjectable à la moindre évolution d’un marché mondialisé. Nombre d’individus sont ainsi laissés pour compte et deviennent des exclus, des inutiles. Il nous suffit de lire le dernier ouvrage de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, La violence des riches, Chronique d’une immense casse sociale, pour en être convaincu. Le capitalisme se défendra jusqu’au bout pour sauvegarder ses privilèges hors de tout humanisme.
Mais l’auteur ne veut pas achever son ouvrage sur une vision défaitiste de l’avenir. Alors, après la fin de l’esclavage, de la colonisation et de l’apartheid obtenus après des luttes acharnées, que pouvons-nous espérer ? Pour lui, à cela, il n’y a qu’une issue, inventer de nouvelles formes de manière de vivre.
Dans cet essai, même s’il refuse l’enfermement dans les identités bloquées, Achille Mbembe ne donne aucune réponse définitive. Il se contente de poser un certain nombre de questions qui défendent une pensée de la circulation et de l’ouverture pour sortir de ce qu’il appelle « l’auto-incarcération » : Comment penser, aujourd’hui, la différence et la vie ? Le semblable et le dissemblable ? L’excédent et l’« en commun » ?
Pierrette Epsztein
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