Courir sur la faille, Naomi Benaron
Courir sur la faille, traduit de l’anglais (USA) par Pascale Haas, août 2013, 476 pages, 19,90 €
Ecrivain(s): Naomi Benaron Edition: 10/18
Métaphore du titre. Courir, donc survivre, ou bien, fuir ; sur la faille, la béance ouvrant sur l’enfer du Rwanda face à son génocide. 1994, date arrêtée, pour l’Afrique et le monde, à la page définitivement noire-suie de l’indicible du genre qu’on dit, humain…
Premier roman de Naomi Benaron, scientifique, écrivain, marathonienne américaine, Courir sur la faille est un – le, peut-être – coup de poing de la rentrée. Un livre qui confisque le souffle, prend aux tripes, noue le ventre ; un livre unique qui demande à son lecteur de le lire, comme l’athlète, à grandes foulées, surveillant les pulsations du cœur, maîtrisant, s’il veut arriver au bout, le sang qui monte, les yeux qui fondent, l’intellect qui lâche… Ce livre – un des rares – qui nous fait nous relever la nuit, pour aller plus loin avec lui… mais en renâclant, limite refus ; faut-il lire encore, savoir ce que on sait déjà…
C’est l’histoire d’un jeune gars Rwandais, qui rêve de courir aux jeux Olympiques, et s’entraîne sans relâche, comme là-bas. Pas de moyens, des pistes boueuses traçant dans la forêt des origines ; pas d’argent et une « niaque » qui en remontre au Monde entier. Univers de jeunes ados, aimant l’étude – fascination pour la géologie ; peu de livres, des rêves de filles, comme ailleurs… « Jean-Patrick s’élança ; il n’y avait pas de lune, mais il connaissait chaque ornière, chaque racine… s’il gagnait l’épreuve, il espérait qu’une personnalité haut placée pourrait l’aider à réaliser son rêve olympique… et peut-être lui ouvrir une des portes fermées à l’ensemble des Tutsis ».
L’histoire est actée dès les premières pages ; le jeune est Tutsi, et on sait, d’entrée de jeu, la suite de l’affaire, et qu’il a – en effet – intérêt à courir vite… N. Benaron connaît son Rwanda, sur le bout du doigt ; et aime ces collines, ce vert partout, ces lacs et « ces torrents d’argile rouge de la saison des pluies ». Elle nous fait vibrer au pays des gorilles, et des champs calmes de manioc. Elle sait, comme tous ceux qui ont écrit sur ces années terribles, mettre l’accent sur ce quotidien qui suit son cours, cette haine ordinaire qui fait son sillon (le livre débute 10 ans avant le génocide, et on voit, comme rides sur la peau, s’installer, sans qu’on y prenne garde, ces incivilités musclées des Hutus contre les « cancrelats » Tutsis ; cette propagande larguée par « Radio collines », dont les slogans braillés au milieu du rock diffusé sont repris « dans le texte » par le livre).
On sent, mais, nous, on sait ! Benaron – ce n’est pas le moindre de ses talents – montre qu’eux, ils ne savent pas, font confiance, avancent, naïfs, partent à la pêche sur le lac, vont au champ, mitonnent les ragoûts, boivent une « Primus », fêtent Pâques, abordent la face politique par un diapré pas trop pessimiste… évidemment ! Pourtant, l’orage menace : « … des listes de Tutsis… ils doivent passer dans tous les quartiers pour identifier chaque hutte Tutsie, chaque commerce Tutsi, les écoles aussi… ». Mais, croire au pire est-ce seulement possible, est-ce compatible avec la vie même ? Et, chapitre, après chapitre, l’issue se rapproche – chaque grande partie portant une année en entête – comme un gong dont le son monterait, comme un bolide lancé dans le vide, comme… on marche, on y va droit !! « des silhouettes se détachèrent dans la brume ; vêtues de haillons, armées de machettes, de lances, de gourdins, elles se déployèrent en éventail sur la route… ».
Cette course-là, contre l’autre. Celle des vivants, des « pour l’avenir », celle de Jean-Patrick, qui veut aller aux jeux d’Atlanta, manger des hot-dogs, étudier, rire avec son prof de géologie, l’américain, qui signe ici l’œil étranger qui n’arrive pas à bouger les siens, là-bas… course des intellectuels, des « modernes », à l’image du superbe portrait de femme qu’est Bea, portant, à elle seule, le pays qui veut survivre à ça. Course – on en reste pantelant – entre le noir absolu et le jour qui revient : « Est-ce qu’ils peuvent prouver que nous sommes deux tribus différentes, comme ils le prétendent et comme on nous l’enseigne à l’école ? N’est-ce pas possible que ce qui nous différencie soit dû à une question de mode de vie et de géographie ? Après tout nous avons une langue commune et nous partageons les mêmes mythes originels »… Deux pages éclairées, trois pages en flammes noires, voilà le tempo donné par le livre de Benaron ; sinistre et implacable chrono qui balance ses minutes écoulées… entre une vie « ordinaire » et la barbarie en marche, mais, aux mains de Hutus qui partent, banalement, la machette à la main, le matin, « faire le boulot »… « RTLM éructait en fond : nous vous donnerons le nom des traîtres à mesure que nous les connaîtrons ; nous vous dirons comment les trouver ; nous vous dirons lesquels nous avons déjà débusqués et exécutés ».
Malmenés, saturés d’angoisse, on tourne les pages ; certes, on sait ! Mais ! on voudrait tant que le récit bascule vraiment dans la fiction, que la part de rêve prenne le dessus, même au prix d’un conte… que la course de Jean-Patrick franchisse la ligne d’arrivée la première… on voudrait tant, mais il y a l’Histoire, et le titre de ce chapitre dit : « Urupfu rurarya ntiruhaga – la mort mange sans jamais être rassasiée »…
Ce livre, en urgence… pour eux tous, pour nous tous.
Martine L Petauton
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