Courbure de la terre, Jonas Fortier (par Marc Wetzel)
Courbure de la terre, Jonas Fortier, L’Oie de Cravan, Montréal, mai 2022, 96 pages, 14€
« la pluie violette
sur la terrasse noire
minuit, le ciel foncé
comme le thé de la veille
seule au milieu de la cuisine
ma colocataire laisse couler
des larmes d’ouvrière
sur le calendrier
elle pense à son frère, dehors
les taxis sont couchés sur le dos » (p.85)
Le génie poétique du québécois Jonas Fortier est aisé à illustrer :
Des images justes, parfaites : « car il paraît que les morts reviennent/ voûtés comme des boomerangs » (p.90) ; « nos bouches qui sont/ des portes molles/ laissent entrer le vent/ roulé en boule » (p.31) ; « en souffrant on se perçait la/ lèvre avec l’aiguille d’une montre » (p.67) ; « couché comme l’écriture/ j’écoute la pluie » (p.83) ; « mourir on ne peut presque pas le décrire/ même en ouvrant un parapluie vers la terre » (p.32).
Des notations nettes, audacieuses, imparables : « ta porte est noire, on l’a repeinte/ ce matin le facteur s’émeut » (p.40) ; « dans quelques années tout sera comme avant/ et toi aussi tu me diras vous » (p.36) ; « j’ai l’air de rêver, c’est-à-dire/ que je n’ai pas l’air d’être/ celui qui va survivre » (p.60) ; « le ciel apparaît/ puis disparaît/ à son âge/ il joue encore » (p.30).
Des paradoxes tout de suite familiers, vifs, insolents : « la rivière fait demi-tour/ et me rend mon chapeau » (p.35) ; « chaque jour je coupe mes longs cheveux » (p.86) ; « dehors, un arbre appelle/ au recommencement de l’enracinement » (p.76) ; « je m’accroche au petit matin/ (…) à l’urine accueillie dans les fourmilières » (p.37).
Des définitions, des caractérisations fortes, qui tout de suite militent, redressent et guident : « le corps n’est qu’une clé/ de grande taille/ à l’air libre » (p.23) ; « la liberté est une succession de questions/ chaque quart d’heure/ pond d’autres quarts d’heure » (p.61) ; « c’est la peau qui réchauffe les esprits » (p.53).
C’est un homme qui ne cesse d’observer (à la Prévert), de parier, avancer, se cogner, se renverser et se refaufiler (à la Michaux), de malicieusement s’émerveiller (à la Thomas Vinau), de convoquer (à la Krebs) l’indéfini piétinement des sorts réels et – comme Emmanuel Coccia, mais en réalité comme tout le monde – d’exiger de tout une vie sensible et de la vie sensible tout, puis de rire de ses exigences et d’assez bien apaiser ses fiascos :
« si seulement la lune avait une haleine d’ail
avait des bleus des ganglions
des allergies au pollen
des choses humaines dans l’azur pâle
mais c’est plutôt le néant
qui tombe dans la nuit… » (p.55)
Une première chose qui frappe, c’est qu’il semble s’occuper lui-même, comme méthodiquement, artisanalement, de son imagination. Peu de boissons, pas de drogue – c’est l’homme, semble-t-il, au délire clean, qui refuse toute becquée chimique à son cerveau, et qui ne tolère que l’inconnu qu’il discerne, non du tout celui qu’il ingèrerait :
« je me réveille dans l’escalier
il ne mène pas chez moi mais je monte
l’immeuble compte plusieurs étages
joie de monter sans savoir pourquoi
joie d’ignorer
donc je monte » (p.47)
Une deuxième, c’est qu’il fait de l’endiguement de sa probable folie une affaire personnelle : la jalousie qu’il ressent est tout de suite noyée dans la paranoïa qu’il méprise ; la régression est aussitôt enrôlée dans une plus large, efficace, et finaude, « résilience » (comme l’indiquait L. Albarracin à propos du précédent livre de l’auteur) ; le choix du nombre de miroirs où se dédoubler assèche l’essentiel des tendances schizoïdes ; la dépression même est déprimée par l’accueil qu’on fait à sa tristesse, traitée ici en héros, là en garde-meubles, là encore en auxiliaire de vie. Il a en toutes choses, pour parler snob, la raison wittgensteinienne : c’est-à-dire essentiellement, et presque exclusivement thérapeutique. C’est par exemple un homme qui, pour vaincre son blues de résident d’un 5ème étage berlinois, juste avant de – dangereusement, car le voisinage a le police-secours facile – hurler son désespoir, sa dégoûtée détresse, se figure lui-même voler (ou simplement voleter, mais ça suffit) dans les hauteurs, passe d’arbre en arbre, entend des chiens répondre à ses hurlements par les leurs, les flatte en virtuose, les invite en « rodéo » à monter se percher sur sa tête – ce qui lui est aisé, car, dit-il, « pour moi qui ne suis qu’une fragile/ montgolfière séchée aux quatre vents » (p.48), faire chenil atmosphérique est simple, et gratifiant (ces chiens d’altitude vont, en retour, lui apprendre à laper son café, à japper, et même – miracle – à « obéir » !). La fantasmagorique distanciation tient ainsi la folie même à distance.
La dernière remarque (rapide et timide – car la rare virtuosité de ce jeune homme désarçonne et intimide) est qu’on a en ce poète un maître des coups de balai salvateurs : l’audience qu’auraient les consignes de vie de cet écrivain, si elles étaient si peu que ce soit partagées et ressaisies, serait grandiose. Quelque chose, comme « prenez votre imaginaire en mains », et ce serait l’heureuse ruine de nos dealers ; comme « faites une guerre préventive à vos médiocrités connectées et branchouillardes », et voleraient en éclats les alibis croisés (si l’on ose dire) du poutinisme et de l’islam radical ; comme « lisez ailleurs en vous-même » bonifierait bientôt le bilan-carbone de nos tourismes de masse.
Déjà, bien sûr, Fortier s’interroge sur les suites à donner à son effrayant talent. « Qu’aurai-je su de moi-même ? », écrit-il p.47. Franchement, il verra bien. Les poètes solennels prétendent « donner à voir » ; les bricolos et facétieux seulement « voir ce que ça donne ». Lui est un poète, complet et nouveau, qui nous donne à voir ce que ça donne.
« le vent escorte
mon esprit tombé
au milieu du boulevard
mais les enfants enchaînés aux poussettes
repèrent tout de suite l’oiseau
en forme de chapeau melon
ils savent que la vie est inventée
par l’esprit de nos morts
devenus essaims d’abeilles
ils savent aussi ce qu’est l’automne
lorsque l’hémisphère nord s’affaisse
comme du beurre mou sur le trottoir
alors que moi je ne sais qu’une chose
ton esprit tourne avec le vent
dans l’aiguisoir de mon logement » (p.24)
Marc Wetzel
Jonas Fortier, québécois (installé à Berlin, pour apprendre l’allemand… et le coréen), la trentaine, a publié en microédition, et sous divers pseudos, avant son précédent livre, Chansons transparentes, en 2019 (L’Oie de Cravan), qui l’a révélé au public, et, dit-il, à lui-même.
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