Coup de vent, Mark Haskell Smith (par Catherine Dutigny)
Coup de vent, septembre 2019, trad. américain, Julien Guérif, 256 pages, 22 €
Ecrivain(s): Mark Haskell Smith Edition: Gallmeister
C’est plus une tornade, ou pour rester en phase avec la localisation d’une partie du roman, plus un ouragan qu’un coup de vent qui ébranle les locaux de la société InterFund, basée à Wall Street et abritant de brillants traders, lorsque l’un d’eux, peut-être le plus performant sur le marché des changes, se volatilise en laissant derrière lui un trou de dix-sept millions de dollars. Son nom : Bryan LeBlanc. Ses particularités : considérer qu’être honnête dans un travail par essence malhonnête ne réussit pas à satisfaire totalement sa moralité à géométrie variable, que trimer quatre-vingts heures par semaine derrière les moniteurs d’un « open space » ne comble pas sa soif de liberté et qu’exploiter son semblable ne mène pas au bonheur. Autre signe distinctif : être doté d’une intelligence très au-dessus de la moyenne qui lui a permis de concevoir et de réaliser une arnaque difficilement décelable, de préparer dans les moindres détails sa fuite vers les Caraïbes, de se former sans difficulté à la navigation à la voile, histoire de profiter de la moindre risée pour fuir la vie de dingue de ses anciens collègues, le tout en écoutant de la musique et en dégustant les meilleurs vins de la planète.
Mais un QI élevé ne peut éviter à un apprenti escroc de commettre des maladresses et à la pointe d’une conque, malencontreusement fichée dans l’orbite d’un soi-disant complice, de transformer une banale cavale dans les Caraïbes en une course-poursuite mortifère et l’apprenti escroc en véritable criminel. À ses trousses, mandatée par le PDG d’InterFund, sa supérieure hiérarchique Seo-Yun, une américano-coréenne, excellente tradeuse, qui profite de cette traque pour tenir à distance un fiancé étouffant et libérer en toute impunité une libido volcanique, voire frénétique. Elle est épaulée dans sa mission par l’agent de recouvrement de la boîte, Neal Nathanson, un gay qui peine à se remettre d’une rupture sentimentale. Un duo pittoresque auquel vient se greffer un ex-policier, reconverti en enquêteur privé, Piet Room, homme dit « de petite taille » et de gros appétits charnels. Ajoutons enfin, pour mieux pimenter un scénario qui ne fait pas toujours dans la dentelle, que le frère du défunt « enconqué » est bien décidé à mettre la main sur le magot de LeBlanc. Un projet partagé par Chlöe, une navigatrice en solitaire, lassée de devoir se soumettre aux désidératas de ses sponsors pour gagner son existence et dont le voilier va opportunément croiser la route des dix-sept millions de dollars à la dérive au large de Cuba.
Derrière les péripéties du scénario et les singularités de personnages qui ont quelques similitudes comportementales avec ceux que feu Donald Westlake s’ingéniait magistralement à créer dans ses romans, Mark Haskell Smith se livre à un exercice de franche et rigolarde critique du capitalisme libéral, de la spéculation boursière en dénonçant ses brutalités, son armada de chiens de garde, ses esclaves à pompes cirées et ses vrais-faux rebelles.
Il s’attaque avec un humour particulièrement bien dosé aux tics des uns et des autres, sans hésiter à brocarder les homosexuels comme les hétéros, les femmes carriéristes, comme les sportives obnubilées par leur objectif et dénuées de toute forme de compassion. Il flingue à bout touchant les travers d’une société où même les vacanciers (voire principalement ceux-ci) se comportent en parfaits décérébrés :
« Il sortit du véhicule et partit se promener au milieu des hors-bord et des bateaux de pêche. Quelques embarcations rentraient au port avec leurs cargaisons de pêcheurs et de pêcheuses buvant de la bière en brandissant fièrement des dorades sanguinolentes. Ils étaient souriants et cramoisis de soleil, ravis de s’immortaliser avec des animaux morts. Neal ne comprenait pas le but de la manœuvre, mais c’était sans doute normal pour des vacanciers. Ils tuaient des choses et prenaient des photos » (p.142).
WASPs, blacks, latinos, sont des cibles de choix pour cette plume et ce regard affutés qui sous prétexte de nous enchanter par de croustillants romans noirs, se mettent en réalité le plus souvent au service d’une vision hédoniste du monde.
« S’affranchir de tout » est le leitmotiv qui dicte l’inconduite de ses héros en quête de bonheur et le lecteur assiste, sans s’offusquer, tant l’humour parfois grinçant est omniprésent, à l’explosion jouissive des pulsions et des passions et ce, quelles qu’en soient les conséquences, dans ce Coup de vent libertin et libérateur avant que le calme ne succède à la tempête.
Catherine Dutigny
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