Coucher de soleil et autres croquis de la Nouvelle-Orléans, William Faulkner (par Léon-Marc Levy)
Coucher de soleil et autres croquis de la Nouvelle-Orléans (New Orleans Sketches), trad. américain Michel Gresset, 112 pages, 2 €
Ecrivain(s): William Faulkner Edition: Folio (Gallimard)Juste neuf nouvelles, très brèves, extraites du recueil « Croquis de la Nouvelle-Orléans » (Gallimard, Du Monde Entier) et cela suffit à être éclaboussé par le génie littéraire absolu du Maître du Mississippi. Il n’en faut pas plus pour plonger dans les rues de la Cité du Jazz, des pauvres Blancs et des Noirs, plus pauvres encore si c’est possible. L’art du portrait chez Faulkner confine au surgissement des êtres hors du temps et de la page. Un court paragraphe suffit à camper une figure du Sud à jamais.
« “Bas les pattes !” hurla-t-il. La façon dont il se tenait debout sur sa seule jambe en faisant tournoyer sa béquille autour de lui comme une hélice d’avion tenait du miracle. “M’arrêter chez moi dans ma chambre ! M’arrêter ! Où sont donc les lois et la justice ? Est-ce que je ne fais pas partie de la plus grande république de la Terre ? Est-ce que chaque travailleur n’a pas le droit d’être chez lui, et est-ce que je n’y suis pas ici ? Fiche-moi le camp, maudit Républicain ! Parce qu’il a un boulot fédéral, il se croit tout permis”, déclara-t-il aux badauds d’une voix rauque et roublarde. D’un grand geste, il ramena sa béquille sous son aisselle et prit une attitude avantageuse » (Miroirs de la rue de Chartres).
Les lecteurs de Thomas Wolfe (en particulier de Look Homeward, Angel) penseront irrésistiblement au père Gant, tonitruant et anarchiste, pestant sans cesse contre l’ordre du monde. Les romans de Faulkner et Wolfe sont rigoureusement contemporains et peu importe lequel fut publié avant l’autre. La figure du vieux père, râleur, buveur, mais drôle et attachant s’installe en ces temps de crise (1929) comme une valeur refuge, un totem immobile en ce moment de grands chamboulements, l’ombre qui rassure. Elle va devenir un syntagme de la littérature américaine : on la retrouvera de façon itérative chez Steinbeck, mais aussi dans les films de John Ford ou de Howard Hawks.
L’univers de Faulkner est toujours coloré d’échos de la Bible. L’une des nouvelles de ce petit recueil s’intitule « Venu de Nazareth ». Et c’est bien d’une figure christique qu’il s’agit. Un chemineau – hobo directement sorti semble-t-il d’une chanson de Woody Guthrie – raconte son errance le long des routes. Il travaille de ses mains ici et là pour assurer quelques dollars, il dort dans des granges, sur la paille, comme dans une crèche sacrée. Il refuse l’aumône, a choisi de vivre hors du monde.
« Le sac au dos (fait du strict nécessaire roulé dans deux couvertures), je vais mon bonhomme de chemin. L’odeur du feu dans les fermes me parvient, portée par le vent. L’air pur m’emplit les poumons, et me procure un bien-être différent de toutes les formes de bien-être que je connais. Le soleil du matin projette des ombres qui s’allongent dans les champs. La rosée du petit matin brille et l’herbe haute qui couvre les berges en est pleine. Je suis en paix avec le monde ? Rien n’a d’importance ».
Dans une Amérique en proie à la plus grande catastrophe financière de son histoire, Faulkner pose ici une figure de l’anti-Amérique, celle du Sud qui n’a jamais digéré sa défaite contre le Nord, qui garde sa revanche dans la gorge et, sans aucun doute, ce personnage incarne l’opposé du grand capitalisme de Wall Street, incarne les valeurs de pauvreté, d’humilité et de liberté du christianisme originel. C’est là le paradoxe sudiste qui trouve son illustration la plus constante : cette terre des valeurs fondatrices du christianisme est aussi celle de l’esclavagisme, du racisme et de la violence. William Faulkner est l’image projetée de ce Sud, son double, sa voix.
A ce propos, on a souvent dit que Faulkner – et c’est vrai – ne manifeste guère d’empathie pour les Noirs dans son œuvre. Ce petit recueil nous en donne cependant un beau démenti. Une nouvelle magnifique, intitulée « Coucher de soleil » (qui donne son titre au recueil) est l’histoire poignante d’un malheureux Noir qui veut aller en Afrique après avoir entendu parler de son pays d’origine. Il quitte la plantation où il est ouvrier et prend sa route, à pied et sans le sou. La suite est à la fois drôle et poignante et se termine sur ce passage qui ne laisse aucun doute sur la sympathie de Faulkner sur son pauvre personnage.
« La tempête s’apaisa, et tout ce qui avait été brisé s’immobilisa. Sa face noire, aimable, bornée, naguère joviale, était tournée vers le ciel et vers les étoiles froides, si froides. L’Afrique ou La Louisiane, que leur importe ? ».
La fine traduction de Michel Gresset parachève la qualité de ce petit livre, impératif pour les novices dans l’œuvre de Faulkner !
VL5 (très haute valeur littéraire)
Léon-Marc Levy
- Vu : 3112