Cosmogonies, La Préhistoire des mythes, Julien d’Huy (par Didier Smal)
Cosmogonies, La Préhistoire des mythes, Julien d’Huy, octobre 2020, 384 pages, 22 €
Edition: La DécouverteD’où proviennent les histoires qui nous fondent ? Jusqu’à quelle racine commune est-il possible de faire remonter la généalogie des histoires sur lesquelles les sociétés ont pu s’ériger mais aussi établir un code moral, des valeurs ? C’est à cette question que se propose de répondre Julien d’Huy, jeune historien, dans Cosmogonies, ouvrage au sous-titre prometteur : « La Préhistoire des mythes ». Et c’est passionnant.
Mais, et que l’auteur de l’ouvrage m’en pardonne, un bémol de première importance est à poser avant d’inciter quiconque intéressé par les histoires sous les histoires, les histoires à la genèse des histoires, à ouvrir Cosmogonies : cet ouvrage est un ouvrage scientifique, et avant tout un ouvrage scientifique. À vrai dire, par la multiplication des références scientifiques, on ressent à quel point il a tout de la thèse de doctorat publiée – à raison, publiée à raison, puisque le sujet est passionnant et, surtout, novateur et éclairant sur l’origine des mythes. Il faut donc passer outre l’aspect démonstratif et argumentatif, destiné à prévenir toute accusation de faiblesse dans la thèse, de Cosmogonies pour en goûter le sel, pour y découvrir ce que le non-spécialiste de la mythologie comparée, ce que je suis à titre personnel, est venu y chercher : des histoires qui nous fondent.
Pour ce faire, et il évident que cela est indispensable, il faut passer outre des barrages de précautions oratoires prises par Julien d’Huy, destinées à éviter les éventuelles contradictions, à empêcher les pinaillages (on peut supposer que dans le milieu des mythologues, si le mot est exact, on aime comme dans tout milieu se tirer dans les pattes…) ; Cosmogonies regorge de références à des études reconnues comme valides par la communauté scientifique, et l’on comprend de suite à quel point cela est nécessaire : l’auteur tente une approche nouvelle des mythes, par la phylogenèse, c’est-à-dire qu’il applique aux mythes des méthodes venues de la biologie consistant à retracer l’histoire évolutive d’une espèce animale ou végétale – ou d’un mythe, donc.
En cela, passé outre l’aspect « thèse de doctorat », Cosmogonies est un livre, qu’on me pardonne l’expression, excitant au possible, car il tente (et arrive plutôt bien, aux yeux d’un néophyte du moins) de démontrer ce que l’archéologie et l’anthropologie tendent à nous faire comprendre depuis belle lurette : l’humanité est d’origine unique, et ce qui l’unit est plus profond que ce qui la désunit – sans pour autant nier l’importance des différences (le mythe de Babel, dont d’Huy ne parle pas – enfin, dans cet ouvrage-ci, qui sait si dans ses notes préparatoires… –, prévient contre l’idée totalitaire d’une humanité unifiée à outrance, chaque homme n’étant qu’une brique semblable aux autres hommes), et l’on peut lire ce beau paragraphe vers la fin de Cosmogonies :
« L’ensemble des données nous aide à le comprendre : les mythes forment des réseaux. Ils essaiment, nous séparent et, comme le corps de la terre, nous unissent. Ce qui nous lie à cette identité sociale se révèle le plus universel, relevant d’une même parole ».
Cette universalité, l’auteur la montre au travers de l’étude de quatre mythes et leurs variantes à travers les sociétés humaines, et ce en quatre cycles : la terre et Polyphème, l’eau et le Plongeon cosmique, le feu et son vol, l’air et la Femme-Oiseau (le mythe de la société matriarcale). Dès le premier mythe, le lecteur est surpris : voilà que l’histoire contée par Homère dans L’Odyssée, de ce géant, berger et cyclope (et amateur de chair humaine à ses heures), est loin d’être originale : il en existe au moins une variante gasconne et trois amérindiennes, où il est question de bisons et non de moutons ! Difficile de croire au hasard, difficile de se contenter de l’explication d’une sorte d’inconscient universel jungien : un lien doit exister entre ces histoires, un lien qui s’appelle l’humanité, qui a migré au fil des millénaires, qui a connu des altérations liées à la géographie, aux conditions climatiques, à la flore et la faune environnantes.
C’est donc là la thèse de Julien d’Huy, qui la défend de façon convaincante tout au long de Cosmogonies en évitant l’écueil consistant à politiser son propos ou plier son étude des mythes à une quelconque idéologie : il se livre à une étude comparative statistique et en tire des déductions aussi logiques que valides.
En guise de conclusion, revenons au bémol évoqué en début de cette recension : ceci est un ouvrage scientifique, qui de toute façon se présente comme tel. Néanmoins, entre les lignes, le lecteur attentif peut déceler l’occasionnel désir chez d’Huy de quitter la nécessaire posture universitaire (même si établir la phylogenèse des mythes semble à certains égards relever du bon sens, on sent, dans les multiples références dont se sert l’auteur pour appuyer son propos, qu’il marche sur des œufs universitaires, que le sujet est sensible, et que, dans Cosmogonies, il se devait avant tout de présenter sa démarche, en démontrer la validité scientifique et l’appliquer à quelques exemples concrets), l’occasionnel désir de tout simplement raconter en laissant de côté la thèse de doctorat. Ce désir existe en miroir chez le lecteur simplement amateur d’histoires, qui se sent parfois un rien largué par les détours scientifiques précautionneux pris par l’auteur : que Julien d’Huy lui raconte des histoires, des histoires imaginées à partir de celles existant, dont il aurait établi l’arbre généalogique, les racines en quelque sorte. On aimerait, et si l’auteur lit ces lignes, qu’il sache que ce désir est aussi sincère que partagé par quelques personnes au moins, que nous soient racontés les mythes tels qu’ils seraient nés au paléolithique.
Ce serait un autre livre, bien moins scientifique que celui-ci, voire pas scientifique du tout, mais qui rendrait justement justice et hommage à la thèse sous-jacente à cette phylogenèse des mythes en répondant, certes de façon fictionnelle (mais pas tant que ça…) à cette question lancinante : quelles sont les histoires à l’origine des histoires, quelles sont les premières histoires de l’Homme ? Faites-nous (et probablement, faites-vous) plaisir, Monsieur d’Huy, prenez congé de l’Université juste le temps de répondre à cette question, peut-être une des plus importantes à se poser si l’on désire savoir ce que ça signifie, être humain : votre livre sera accueilli à bras et à cœurs ouverts, et nous prendrons plaisir à le lire à nos enfants, comme autrefois on racontait ces histoires à l’entrée de la grotte, puis auprès du foyer dans les premières constructions humaines.
Didier Smal
Julien d’Huy est docteur en histoire (Institut des mondes africains). Ses travaux ont fait l’objet de nombreuses publications dans des revues scientifiques.
- Vu : 2003