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Cortés et son double, Christian Duverger

Ecrit par Vincent Robin 26.04.13 dans La Une Livres, Les Livres, Livres décortiqués, Biographie, Essais, Seuil

Cortés et son double, janvier 2013, 320 pages, 21 €

Ecrivain(s): Christian Duverger Edition: Seuil

Cortés et son double, Christian Duverger

 

 

« Et moi, je m’inscris à la suite de ce petit nombre de soldats dont je fais ici mémoire » (1).

L’Espagnol s’exprimant ainsi se proclamait le rapporteur-témoin de trois années de conquête du Mexique poursuivies aux côtés de Cortés vers 1520. Rédigé environ quarante années après ces événements, sous le titre Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne, cet instructif et emblématique récit des épisodes coloniaux en Amérique centrale s’agrégea sans tarder au nom de celui qui l’avait paraphé : Bernal Diaz del Castillo. D’autres, qui étudièrent ultérieurement (au XIXe siècle) ces relations de guerre avaient confirmé ladite paternité d’écriture. Dans son Cortès et son double, l’historien, méso-américaniste de renom, Christian Duverger, se penche pourtant aujourd’hui avec une suspicion sévère et minutieuse sur la provenance réelle de ces écrits, assurément toujours considérés comme joyaux de la littérature espagnole, mais dont l’auteur n’aurait pas été, selon lui, celui que cette signature désigna trompeusement.

Dans son livre qui lui est entièrement consacré, l’enquête de Duverger s’inscrit tant comme un fort savant décryptage du passé hégémonique espagnol au XVIe siècle que sous l’aspect d’un talentueux procès instruit à charge contre l’auteur originel et présumé de Histoire véridique. Plus que cela encore, les investigations de l’historien aboutissent sur l’identification inédite et finalement convaincante de la personnalité opportunément camouflée derrière la très épique narration.

Curieux individu que Bernal Dias del Castillo, tout entouré de mystères. Son parcours erratique et lacunaire en témoigne. L’homme se targue d’être originaire de Medina del Campo quand cette ville, incendiée par le roi en représailles à ses insubordinations, ne laissa formellement aucun souvenir de ses habitants. Comment alors le prétendu Castillan aura-t-il fait ensuite pour se rendre aux Amériques ? Aucun répertoire d’archives à Séville ne le recense jamais sur un bateau hissant la voile pour les Indes. Par quelle magie est-il pourtant parvenu de l’autre côté des mers, puisqu’il réside et évolue bientôt dans l’ombre de Cortés arpentant la Nouvelle-Espagne, en révélant jusqu’aux sentiments très immédiats du grand Conquistador ? Majordome, garde du corps, conseiller, confident… : assurément quel servant est-ce ? Car il est toujours présent, qui dépeint, qui décrit… Tout ce qu’il voit et tout ce qu’il entend, il le consigne et le rapporte magistralement, grâce à sa déliée écriture. Les Indiens et leurs papes ou caciques, il les connaît de fait tout autant que son mentor.

La guerre achevée, Diaz del Castillo disparaît… pendant quarante ans. Et il resurgit après cela à Santiago de Guatemala. Etonnante réapparition encore. Lui, qui maîtrisait auparavant la langue écrite à la perfection, adresse cette fois des lettres plus que confuses et maladroites au roi don Carlos (Charles Quint) pour solliciter la reconnaissance de son statut ou de ses biens… Mais quelle pauvreté d’expression ! Et puis ses propres signatures : point de graphies similaires ? Jamais ce drôle n’aurait pu s’acquitter du contenu de Histoire véridique selon la science et la finesse du réputé manuscrit…

Voilà qui fera bondir ses collègues historiens, assure cette fois Duverger : Diaz del Castillo est un fantoche qui ne sait probablement pas écrire ! Il est un prête-nom, il est une illusion et même un mythe. L’auteur du Cortés et son double invoque la méprise commise et entretenue en amont de lui par ses prédécesseurs enquêteurs, qui furent pourtant alternativement soucieux de l’authentification du rédacteur de Historia verderada de la conquista de la Nueva Espana.

« L’erreur de perception quant au personnage de Bernal écrivain est imputable à Fuentes y Guzman, qui fut suivi avec un enthousiasme plus sentimental que scientifique par Heredia » (p.99). Tant de rêves et trophées bientôt anéantis alors…

L’élimination faite de Bernal Dias del Castillo au titre de narrateur de l’épopée conduisant à Tenochtitlan-Mexico, notre enquêteur ne s’en tient toutefois pas à cette seule certitude. Déjà les présomptions sont nées qu’un autre aura été le concepteur et l’auteur des lignes magnifiques de la saga dominatrice des Aztèques. La seconde partie du présent ouvrage consiste par conséquent, à l’aide d’un portrait-robot efficace, dans le rejet des candidats jugés incapables d’avoir de ce temps prêté leur plume au récit conquérant de la Nouvelle-Espagne.

« Nous devons tout d’abord chercher un homme fasciné par le Mexique indigène » (p.109-110). Duverger ajoute : « Nous savons, notamment par Gómara, que Cortés emmena avec lui dans cette aventure 300 soldats, 150 à pied et 150 à cheval » (p.111). Il ne peut être oublié en effet que celui qui rapporta le détail des campagnes militaires fut membre du contingent expéditionnaire. Si bien, le passage au crible de l’accompagnement de Cortés disqualifie-t-il bientôt un à un tous ses proches collaborateurs. Du transfuge du gouverneur hostile de Cuba, Velasquez, et infiltré parmi la troupe sous le nom d’Andrés de Tapia, en passant par les notaires joignants, jusqu’aux prêtres Juan Diaz ou Bartolomé d’Olmedo, aucun n’épouse jamais le profil recherché. C’est ainsi, après le rejet des improbabilités, que s’impose enfin une seule et même figure adaptée, la seule restante et n’ayant pas subi de test défavorable à l’élection : le grand Hernán Cortés lui-même…

Victime de la censure et de l’ostracisme du roi d’Espagne Charles Quint – un souverain d’ailleurs étranger à la langue du cru –, Cortés s’était vu empêché d’éditer sous son propre nom. Frappés par la censure, ses écrits s’étaient même vus brûlés en place publique. Le beau Marquis de la Vallée (titre malgré tout obtenu de la couronne) devait cependant apporter le contrepoint aux assertions des détracteurs de la belle mission de paix tout juste réalisée au Nouveau-Monde. C’est ainsi, selon Duverger, que se servant de son chapelain Gómara, l’hidalgo célèbre conçut ce subterfuge d’une double histoire diversement tendancieuse sur le rapport des faits. La première de son serviteur, mais édulcorée à souhait. L’autre, la sienne, la véridique, rétablissant une bonne fois la réalité des campagnes mexicaines. Elle ferait à cette occasion surgir un auteur propre à abriter son nom en disgrâce : l’infortuné Bernal Dias Del Castillo.

La somme importante des arguments ici réunis par Christian Duverger pour sa démonstration laissera beaucoup de lecteurs sous le charme et l’admiration. L’ouvrage transparaît pourtant comme un hymne à la gloire et au mérite du Grand Cortés, auquel manquait – probablement aux yeux de Duverger – une consécration suffisamment élogieuse : celle de l’humaniste-érudit et au génie d’écriture ignoré par mégarde. Cette fascination et même cette passion pour Cortés ne paraîtra ainsi pas tout à fait innocente, si l’on se souvient que notre éminent chercheur s’imposa avant cela comme l’un de ses avisés biographes (2003). Ses collègues spécialistes suivront-ils alors leur confrère, sans soupçon ni objection, jusqu’à la phase terminale de cette réédification monumentale, où aussi le « ground zero » de Histoire véridique se verrait comme un socle de réhabilitation cortésienne ?

Séduisante et aguicheuse, la thèse développée de Duverger ouvrira sûrement en outre la voie à d’autres brûlots pathétiques. Si pur et magnifique que le décrit Histoire véridique, le capitaine Cortés restera-t-il pour toujours affranchi de ce qu’aura vu et dénoncé de son côté un Bartolomé de Las Casas, s’agissant des colons espagnols lancés dans la « pacification honorable » des populations autochtones du Mexique. Pour conclure, voyons alors cet extrait du rapport de l’évêque du Chiapas au sujet de l’épisode de Cholula :

« Au bout de deux ou trois jours, beaucoup d’Indiens survivants sortaient, couverts de sang. Ils s’étaient cachés et réfugiés sous les morts (il y en avait tant). Ils allaient en pleurant demander miséricorde auprès des Espagnols, pour ne pas être tués. Mais les Espagnols n’eurent ni miséricorde ni pitié et ils les mettaient en pièces au fur et à mesure qu’ils sortaient. Le capitaine ordonna de faire sortir tous les seigneurs qui étaient attachés – ils étaient plus de cent – et de les brûler vifs sur les pieux plantés en terre… » (2).

Humanisme, quand tu nous tiens !

 

Vincent Robin

 

(1) Bernal Diaz del Castillo, La conquête du Mexique, Actes Sud 1996 (p.38-39).

(2) Bartolomé de Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes, La Découverte Poche 1983, 1996 (p.79-80-81).

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A propos de l'écrivain

Christian Duverger

 

Christian Duverger, né en 1948 à Bordeaux, est un méso-américaniste français. Il est directeur du Centre de Recherche sur l’Amérique préhispanique (CRAP) et directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), où il détient la chaire d’anthropologie sociale et culturelle de la Méso-Amérique.

Son œuvre :

L’esprit du jeu chez les Aztèques, Mouton, 1978, 298 p.

La fleur létale, Éditions du Seuil, 1979, 249 p.

L’origine des Aztèques, Éditions du Seuil, 1983,  La conversion des Indiens de Nouvelle-Espagne, avec le texte des Colloques des douze de Bernardino de Sahagun (1564), Éditions du Seuil, 1987, 277 p.

La Méso-Amérique, Flammarion, coll. Beaux Livres, 28 mai 1999, 478 p.

Pierres Métisses : L’Art sacré des indiens du Mexique au XVIe siècle, Editions du Seuil, coll. Beaux Livres, 27 mars, 2003, 240 p.

Cortés, Fayard, coll. Biographie, 23 mai 2003, 493 p.

El primer mestizaje : la clave para entender el pasado mesoamericano, Taurus, 2007, 740 p.

 

A propos du rédacteur

Vincent Robin

 

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Rédacteur

Domaines de prédilection : histoire, politique et société

Genres : études, essais, biographies…

Maisons d’édition les plus fréquentes : Payot, Gallimard, Perrin, Fayard, De Fallois, Albin Michel, Puf, Tallandier, Laffont

 

Simple quidam, féru de lecture et de la chose écrite en général.

Ainsi né à l’occasion du retour d’un certain Charles sous les ors de la République, puis, au fil de l’épais, atteint par le virus passionnel de l’Histoire (aussi du Canard Enchaîné).

Quinquagénaire aux heures où tout est calme et sûrement moins âgé quand tout s’agite : ce qui devient aussi plus rare !

Musicien à temps perdu, mais également CPE dans un lycée provincial pour celui que l’on croirait gagné.

L’essentiel paraît annoncé. Pour le reste : entrevoir un rendez-vous…