Corps Texte : Esthétique de la lecture à voix haute, Caroline Girard, Franck Magloire (par Mona)
Corps Texte : Esthétique de la lecture à voix haute, Caroline Girard, Franck Magloire, Editions Le Soupirail, mai 2019, dessins Marion Dussaussois, 117 pages, 18 €
La lecture à voix haute, un art de funambule.
Corps Texte offre une esthétique de la lecture à voix haute à travers un dialogue concis mais très dense entre la fondatrice de La Liseuse, Caroline Girard, et l’écrivain Franck Magloire. Avec le premier mot de son titre évocateur, « Corps », on comprend d’emblée que lire à voix haute, c’est d’abord lire avec son corps, un corps-outil qui s’approprie un texte. Le lecteur engage un corps à corps avec la matière du langage. Medium, il se met aux ordres du corps pour être au service du texte, tout le texte, rien que le texte. Il travaille le souffle et le tempo non sans rappeler l’acteur-athlète évoqué par Antonin Artaud. Alors, lire à voix haute, une simple histoire d’organes ? Le propos du livre, clair et limpide, renvoie à de lancinantes questions occidentales sur l’acteur et la littérature. Entre l’école de Stanislavski qui recommande à l’acteur de puiser dans ses propres affects et la distanciation brechtienne qui met les affects entre parenthèses, le choix est clair : « il n’y a ni trace ni place pour l’émotion du lecteur » nous dit Caroline Girard.
Lire avec le corps et non le cœur, lire sans état d’âme car le meilleur lecteur, comme le meilleur acteur d’après Diderot dans le Paradoxe du comédien, lit de sang-froid, le sens froid, la tête froide. Il s’agit d’une lecture rationnelle fondée sur une mécanique musculaire. Ni identification, ni introspection, le lecteur n’est pas en rapport avec sa propre personne. Dans l’acte de lire à voix haute, il ne met de lui-même que son énergie et sa pensée claire. C’est le corps et l’esprit qui portent le texte grâce à un travail postural et rythmique.
Le livre, magnifiquement illustré par Marion Dussaussois, appuie son propos sur un large éventail de mots-clés dont la polysémie frappe. D’abord le mot « engagement » dans le triple sens de corporel, mental et politique. Puis le mot « sens » dans son double sens de direction et de signification : le lecteur porte la grande responsabilité de faire avancer le récit en visant une cible précise. Il se doit d’emmener son auditeur dans la bonne direction sans jamais ramener le texte à soi. « Sens » alors renvoie à une dynamique (« mouvement », « pulsation ») déjà décrite par Louis Jouvet : « Il faut suivre le texte dans son mouvement premier, dans le mouvement où il a été écrit ». Mais il s’agit aussi de « porter le sens », le maîtriser par une intelligence lucide afin de ne pas perdre le public. D’où l’importance de l’« intention » qui détermine la forme du texte et que doit tenir clairement le lecteur. Lire à voix haute, c’est le contraire d’un acte affolé.
Une autre notion-clé se détache de l’entretien : « matière ». Le lecteur ne s’appuie que sur la matérialité du verbe qu’il incorpore : mettre les mots en bouche (avec toujours les yeux plus loin que la bouche pour anticiper le texte) et les mâcher, donner du plein aux mots. Le silence aussi est matière que le lecteur doit rendre dense. Rendre concret. Tout est affaire de sensation organique. Caroline Girard prend parti pour une vision matérialiste de la lecture à voix haute en évacuant la psyché du lecteur au profit du corporel (j’hésite avec corporéité ?). Il ne s’agit pas seulement de récuser la grammaire de l’émotion mais d’ôter tout caractère subjectif à l’acte de lire : « le lecteur construit son travail à partir du seul matériau texte… avec l’impartialité de celui qui énonce une situation appuyée sur des faits objectifs ».
D’autres notions nous donnent de précieuses indications techniques sur le travail du lecteur : « respiration », « concentration », « ponctuation ». Dans l’acte de lire, c’est avant tout le souffle qui porte le texte. La nécessaire concentration interdit au lecteur de regarder son public afin de ne pas le distraire hors du texte. Ne rien accepter qui frêne l’élan permet une liberté totale avec la ponctuation : le point apparaît synonyme de déperdition d’énergie.
D’une écriture simple et limpide, on retient de l’entretien quelques images frappantes : le lecteur accouche d’un texte par le travail du périnée, puis il tient la phrase droite sur un fil, semblable au funambule qui déroule son fil et ne le lâche plus. Tel un roseau, le lecteur à voix haute peut plier mais ne rompt jamais. Voilà le lecteur « ancré et encré » !
Après avoir dessiné les grandes lignes de la lecture à voix haute, dans un souci de concret, la fin du livre offre à l’apprenti lecteur une mise en pratique de la théorie avec quatre variations d’un texte annoté suivi d’un exemple de « partition ». On comprend mieux la nécessité de travailler un texte par séquence et de bien tenir le carcan narratif avant d’envisager les nuances.
On peut dire que le travail exigeant du lecteur à voix haute selon Caroline Girard implique une véritable ascèse : la maîtrise parfaite du corps empruntée à celle du performer, la rigueur nécessaire pour tenir une ligne nette, sans fioritures ni trucs, l’effort d’épuration. Se dégager des apprentissages scolaires et artificiels, de l’envie de séduire. Un quasi-sacerdoce vers un arrachement de soi. Certes, un lecteur égotiste fera un mauvais lecteur mais ne lit-on pas aussi comme on est intérieurement ?
En prônant l’insensibilité comme qualité indispensable au bon lecteur, Caroline Girard a le mérite d’aller à l’encontre d’idées reçues. On saisit la nécessité de se méfier des impulsions émotives : s’appuyer sur la sensibilité épuise et trompe le lecteur mais jusqu’où peut-on exiger qu’il ne sente pas ? Franck Magloire prend l’exemple de l’ancienne théorie des humeurs qui se contentait de nommer le corps (par exemple « la bile noire ») sans recours à une psychologisation. On pourrait répondre que cette théorie n’évacuait pas le psychique mais, au contraire, le rendait inséparable du physique. A exclure la singularité du sujet, ne court-on pas le risque de déshumaniser un peu l’art de lire ?
Corps Textes a le mérite de présenter de manière originale l’écriture comme urgence et situe clairement la lecture à voix haute « en équilibre entre écriture et théâtre ». Mais on a envie de se demander si ce qui convient bien au théâtre s’applique aussi aisément à la littérature. « Le texte va d’un point A à un point B… on peut avancer qu’il est à sens unique » : la littérature faite de creux et de vallons, jamais droite, ne nous plonge-t-elle pas dans l’univers abyssal de l’interprétation ?
Caroline Girard assume pleinement le rôle de médiatrice et donne de la dignité et de la chair à l’acte de lire à voix haute entre tension et distanciation. Elle donne envie d’aller physiquement au contact du verbe, et son public apprécie ses lectures musclées, dénuées de pathos. Lire à voix haute, traduire par le corps et la voix, c’est un art de funambule, un acte de vie.
Mona
Caroline Girard a créé la compagnie de lecture à voix haute, La Liseuse, et balance entre théâtre et écriture. Elle est l’auteur de On a volé le Saint-Esprit (La huit, 2003) et La mort arc-en-ciel (L. Mauguin, 1998).
Franck Magloire est l’auteur de plusieurs romans dont Ouvrière (Points Seuil, 2012, Prix littéraire de la ville de Caen). Son dernier roman Destination a paru en 2017 (Le Soupirail).
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