Conversations (1975-1995), Heiner Müller (par Didier Ayres)
Conversations (1975-1995), Heiner Müller, éditions de Minuit, février 2019, 368 pages, 29 €
Le théâtre comme expérience
En me plongeant dans les entretiens que Heiner Müller a donné entre 1975 et 1995, je me suis immergé dans des souvenirs de cours de théâtrologie que je suivais à Paris III. J’y ai reconnu l’influence de Brecht sur le théâtre occidental, influence qui persistait encore un peu à la fin des années quatre-vingt dans mon université, et aussi et surtout la question du lieu théâtral, qui soulevait encore de grandes controverses – même si la scène à l’italienne revenait en force dans la construction des dramaturgies chez les metteurs en scène de l’époque. Et l’intérêt toujours présent d’un spectacle total – dans ces conversations allemandes, traduites pour la plupart par Jean Jourdheuil – quand Müller évoque Bayreuth par exemple.
Cela dit, je ne connaissais pas vraiment l’attachement du dramaturge de Berlin-Est, pour sa patrie socialiste de l’époque et son respect pour la RDA. Bizarrement, il y a quelques jours, je visionnais un documentaire belge sur la RDA des années 1960, et j’ai été surpris de l’allégeance pacifique et bien fondée de la population de l’Allemagne de l’Est, pour la politique socialiste d’Etat, en trouvant convaincant ce qu’ici on prenait pour une dictature, mais qui était d’abord un projet collectif là-bas. En ce sens, le théâtre est lui aussi essentiellement une affaire collective.
Une autre chose m’a paru fondamentale pour comprendre le trajet que suit ce livre, lequel traverse les années socialistes, celles de la pérestroïka, celles de l’effondrement du mur de Berlin et de la réunification. C’est cet intérêt de la contextualisation des entretiens, dont l’escorte intellectuelle suit de près la vie politique de l’Allemagne guerre froide, puis post-guerre froide, la pacification et l’ouverture aux démocraties de l’ouest. Le livre est ainsi corseté et nourri. Cette contextualisation ne m’a pas empêché de faire des focales davantage sur le texte de Müller, et sa vision du théâtre – en sortant du carcan idéologique des formations fournies par les démocraties populaires (dont nous connaissions souvent les caricatures).
Le présupposé fondamental du théâtre, en fait, n’est pas, comme on le croit généralement, la présence de l’acteur ou du danseur vivants, mais la présence de l’acteur ou du danseur mourants. Il peut mourir à tout moment pendant la représentation. Je peux mourir maintenant, pendant que je raconte quelque chose. Vous pouvez mourir alors que vous essayez de m’écouter. C’est cela l’essentiel au théâtre. Le théâtre doit être dangereux. En fait, le théâtre s’engendre seulement au point d’intersection entre angoisse et géométrie. Tantôt c’est l’angoisse qui est au premier plan, tantôt c’est la géométrie.
Pris ainsi entre le marteau de l’idéologie du sens prophétique de l’histoire, qui nous rapproche du marxisme, et l’enclume de la création, dont Heiner Müller est le représentant sans aucun doute le plus précieux de ce demi-siècle dernier, la lumière vient de ses paroles, du sens profond de la compréhension de l’auteur de la valeur révolutionnaire du théâtre, qui prône avec force le lien entre le peuple et le théâtre, art conçu comme faisant avancer l’idéologie et la conscience de classe. J’ai reconnu là encore mon éducation universitaire où j’apprenais l’histoire du théâtre autant en relation avec l’agitprop américaine que par les tentatives révolutionnaires d’Augusto Boal et son théâtre de l’opprimé notamment.
Ce discours s’accompagne de la haute culture européenne, celle des Lumières, de la modernité, voire de la postmodernité naissante. Et les observations sur Bertolt Brecht, sujet qui revient le plus souvent dans les propos de Müller, s’accompagnent parfois de l’analyse d’un texte de Benjamin, de Maïakovski, de Büchner ou de Lenz, sans compter l’intérêt pour le théâtre élisabéthain et son noyau dur dans Shakespeare. Mais aussi, ce qui m’a un peu surpris, des évocations de Beckett ou de Ionesco.
H. M. : Au théâtre, il n’y a ni passé, ni présent, ni avenir. C’est un autre temps, une autre unité de temps, et ce qui se passe sur la scène, quand c’est bon, se passe toujours dans le contexte de choses qui sont déjà passées, qui ont déjà été faites.
Ou
Le silence a toujours été le fondement du théâtre. Sans le silence, la parole ne se remarque pas. Sans le silence, on n’entend aucun texte. Quand on ne peut pas entendre le silence, on n’entend pas de texte non plus.
Et Müller ici, dans ce recueil de Minuit, accompagne son entretien de relations à la chorégraphie, aux peintres qu’il aime, aux cinéastes qui parfois mènent l’interview. Pour dire que ce recueil m’a vraiment intéressé, je voudrais évoquer un souvenir biographique qui me lie un peu au traducteur de cette édition préparée et présentée par Jean Jourdheuil, avec lequel je me suis entretenu par téléphone il y a fort longtemps au sujet de textes pour la scène que je rédigeais parallèlement à ma thèse. J’avais envoyé un manuscrit pour quérir quelques conseils. M. Jourdheuil m’avait répondu qu’une pièce devait avoir un début et une fin, ce qui semblait problématique à l’époque où j’écrivais du théâtre de texte, si je puis dire, très dense, très touffu, très tendu. J’ai abandonné cette manière peu de temps après cette conversation avec Jean Jourdheuil, mais ce souvenir me berçait suffisamment à la lecture de ce livre dont le ton général dépasse la simple histoire, l’Histoire devrais-je préciser, pour que je me permette de rappeler quelques mots de cet échange téléphonique bref mais fécond – j’en avais eu aussi d’un autre type, à la même époque, avec Claude Régy.
Didier Ayres
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