Considérations sur l’Etat des Beaux-Arts, Jean Clair
Considérations sur l’Etat des Beaux-Arts, juin 2015, 204 pages, 6,40 €
Ecrivain(s): Jean Clair Edition: Folio (Gallimard)
Dès sa parution en 1983, cet essai de Jean Clair (1940) fit l’effet d’une petite bombe : ces Considérations sur l’Etat des Beaux-Arts se voulaient en effet une « Critique de la Modernité » comme l’indiquait leur sous-titre, et allaient poser leur auteur en chef de file de ceux que l’art contemporain laissait au mieux indifférents, rendait au pire virulents, Jean-Philippe Domecq et Aude de Kerros en tête. Trente-deux ans après sa première publication, cette critique de la modernité artistique connaît enfin une édition de poche, la rendant ainsi accessible au plus grand nombre – ce qu’elle est, ou presque, par son style (parfois l’une ou l’autre expression en allemand ou en italien, heureusement traduite, semble quelque peu affectée). D’ailleurs, on peut admirer à quel point est accessible et compréhensible l’image de couverture, une parodie du Balloon Dog de Jef Koons, ou plutôt la baudruche de fête foraine dont s’est inpiré l’artiste de Wall Street, entourée de dangereuses punaises : qui s’y frotte, s’y pique, et que se dégonflent littéralement les baudruches (de toute façon, Koons lui-même s’est dégonflé, puisque cette parodie est due à son refus de la reproduction de Balloon Dog en couverture de ces Considérations…, comme s’il savait à quel point sa « sculpture » ne pourrait qu’être dépréciée par tout lecteur du présent essai, et tant pis si elle s’est vendue cinquante-huit millions de dollars).
Dès les premières pages, Clair explicite son objet d’étude : la peinture et ce qu’elle est devenue en ce début des années quatre-vingts, elle dont les derniers représentants dans sa version « abstraite et analytique multiplient à l’infini les variations sur l’invisible et le presque rien » ; et d’enchaîner sur ce constat : « pour tromper cette pénurie du sensible, la glose s’enflera en proportion inverse de son objet ; plus l’œuvre se fera mince, plus savante son exégèse ». Ce type de constat, pour le néophyte, est rassurant, surtout s’il a déjà été désemparé par l’une de ces œuvres monosémiques accompagnée d’un discours l’explicitant en long et en large et en profondeur sans qu’il soit quasi possible de mettre en rapport l’œuvre et ce qui en est dit. Mais ce type de constat, pour les thuriféraires de l’art contemporain et de sa glose, signale Jean Clair comme un affreux réactionnaire, un infâme qui n’a rien compris, et il sera souvent par la suite pris à partie dans les débats relatifs à l’art contemporain ; au contraire : il semble avoir compris beaucoup de choses, à commencer par le malentendu causé par Duchamp, dont chaque acte et chaque parole semblent avoir été compris de façon à excuser une fuite en avant moderniste et insensée, voire une certaine paresse artistique.
La modernité, Jean Clair n’en propose pas vraiment une définition : il propose plutôt une réflexion à son sujet, montrant en particulier à quel point Marx et Freud sont parvenus à l’ignorer : « Il demeure, en attendant, confondant de constater que les deux grands créateurs des deux grandes anthropologies modernes, l’anthropologie freudienne et l’anthropologie marxiste, auront manifesté la même ignorance de l’art de leur temps et, s’aventurant à commenter la création, n’auront su s’appuyer que sur une doctrine qui, dans son appréhension du temps, condamnait l’art en effet, n’étant plus qu’une chose du passé, à dépérir ». A eux, il n’en fait pas vraiment le reproche ; par contre, aux artistes qui « auront été les agents puis les victimes de la plus grande illusion du siècle »… La modernité, que Clair oppose à « l’avant-garde », un Baudelaire la verra et l’appréhendera clairement, malgré sa haine du « Progrès » : « pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement en ait été extraite ».
Complétant cet aperçu de la modernité modernante, Clair, sans acrimonie aucune (normal, en 1983, il écrit sans penser à une quelconque levée de boucliers contre son opinion), compare avant-garde et « réalisme socialiste » (pour arriver à la conclusion que les deux sont bons à être renvoyés dos à dos dans leur vacuité), évoque la grave nuance entre « kunstwollen et kunstkönnen » (le premier l’a emporté de nos jours, et tant pis pour la perte de savoir-faire que cela représente) et va même jusqu’à envisager des remèdes au mal dont souffre la peinture, à commencer par le dessin et le pastel (deux brefs chapitres où son enthousiasme l’entraîne à un relatif lyrisme). Bref, il explique calmement en quoi l’art moderne est aporétique, quelques artistes trouvant quand même grâce à ses yeux (Bacon et Balthus en particulier), avec des formules limpides que le langage contourné des amateurs d’art contemporain ne pourrait renverser : « le reproche qu’au nom du moderne on adresse à la peinture de vouloir aujourd’hui encore représenter ce qu’elle a peint depuis toujours me semble aussi absurde que de reprocher à une femme de vouloir enfanter sous prétexte que, depuis l’âge des cavernes, l’expérience a déjà été tentée un nombre infini de fois. Si l’acte est en effet resté le même, l’enfant qui naîtra demain sera pourtant unique. Le destin de l’individu ne s’abolit pas dans le sort de l’espèce ».
Dans le dernier chapitre de ces Considérations sur l’Etat des Beaux-Arts, intitulé « Apocalypsis cum Figura », Jean Clair dresse un parallèle risqué entre l’avant-garde qui se veut de rupture, et les régimes nazi et fasciste, procédant ainsi à une défense de la modernité comme « renaissance » en tant que cette dernière s’oppose à toute « restauration » ; dans ce parallèle, avec beaucoup de délicatesse et d’intelligence, l’auteur s’intéresse bien sûr et quasi uniquement à l’expression artistique : il aurait pu se montrer insultant ou stupide, il n’est qu’éclairant, montrant en particulier que pour les régimes politiques sus-dits, « la modernité n’était là que le visage renversé de l’archaïsme ». A vrai dire, ce n’est pas vraiment un parallèle, c’est plutôt une sorte d’honnête passage obligé : si l’on évoque l’art qui se veut de rupture, on ne peut qu’évoquer les deux régimes qui l’ont, en apparence, le plus favorisé, quasi institutionnellement, et s’interroger sur la « tradition moderniste » à l’œuvre. Et l’auteur de conclure son essai sur une citation d’Egon Schiele à méditer : Kunst kann nicht modern sein. Kunst ist urewig (L’art ne saurait être moderne. L’art revient éternellement à l’origine).
En guise de conclusion personnelle, une petite anecdote : le jour même où j’écris ces quelques lignes, je vois sur le site de la BBC et du quotidien anglais The Guardian deux articles, respectivement sur Caillebotte et sur Koons ; j’ai lu les deux avec attention, et j’ai eu l’impression qu’était exemplifié le propos de Jean Clair. Dans l’article sur le Français, aucune métaphore complexe, des phrases simples pour montrer à quel point l’œuvre de Caillebotte est essentielle ; dans l’article sur l’Américain, un point de vue défensif et du blabla moderniste de la part de l’artiste ; à chacun de choisir. Mon choix est fait.
Didier Smal
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