Congo Inc. Le testament de Bismarck, In Koli Jean Bofane
Congo Inc. Le testament de Bismarck, mars 2014, 294 pages, 22 €
Ecrivain(s): In Koli Jean Bofane Edition: Actes SudZoulou, Congo ou Mandela sont des noms qu’à peu près n’importe qui, à travers le monde, associe sans hésiter au continent africain. De ces noms mondiaux comme Kamasutra, Hollywood, Paris ou autres que l’on charge de ce que l’on veut. Congo par exemple, dans l’imaginaire collectif à l’époque coloniale, était un peu synonyme d’Afrique. Voyage au Congo d’André Gide, en réalité, est plutôt Voyage en Oubangui-Chari, c’est-à-dire la Centrafrique actuelle. Mais Congo sonne mieux… Afrique noire. Au reste, ce que décrit de l’Oubangui la plume humaniste de Gide se passe également dans les deux Congo voisins. En Afrique même, le mot Congo a signifié plus que le Congo. Ainsi, en Afrique de l’Ouest, sur les côtes du Bénin et du Togo, encore aujourd’hui, Congo (avec accentuation sur la première syllabe) signifie Afrique centrale, ce cœur du continent vers lequel, déjà, l’on se ruait pour faire fortune. Dans les Antilles françaises, Congo a désigné globalement, après l’abolition de l’esclavage, les ouvriers engagés venus d’Afrique noire. Congo est donc peut-être le nom africain par excellence, un nom polysémique ; et une affaire très sérieuse et mondiale. Il faudra pouvoir écrire cette sorte de cristallisation sémantique autour d’un nom qui, à l’origine, signifierait « terre ou demeure de la panthère ». Il faudra ? Mais non ! Un romancier né là-bas vient d’accomplir une forme d’exploit qui s’apparente à cela. Le titre de ce roman ? Congo Inc., tout simplement, si l’on ose encore dire.
« L’algorithme Congo Inc. avait été imaginé au moment de dépecer l’Afrique, entre novembre 1884 et février 1885 à Berlin. Sous le métayage de Léopold II, on l’avait rapidement développé afin de fournir au monde entier le caoutchouc de l’Équateur, sans quoi l’ère industrielle n’aurait pas pris son essor comme il le fallait à ce moment-là. (…) L’engagement de Congo Inc. dans le second conflit mondial fut décisif. (…) le concept mit à la disposition des États-Unis d’Amérique l’uranium de Shinkolobwe qui vitrifia une fois pour toutes Hiroshima et Nagasaki (…). Il contribua généreusement à la dévastation du Vietnam en permettant aux hélicoptères Bell H1-Huey, les flancs béants, de cracher du haut des airs des millions de gerbes du cuivre de Likasi et Kolwezi à travers les villes et les campagnes (…) Congo Inc. fut plus récemment désigné comme le pourvoyeur attitré de la mondialisation, chargé de livrer les minerais stratégiques pour la conquête de l’espace, la fabrication d’armements sophistiqués, l’industrie pétrolière, la production de matériel de télécommunication high-tech ».
Enjeu planétaire indiscutablement, sujet inextricable depuis Dag Hammarskjöld ou Lumumba, ramifications infinies, surface géographique de notre nature humaine où les dix commandements n’existent pas comme aurait dit Kipling… Ambitieux, désireux, tel un romancier sud-américain, de prendre une fois au moins à bras-le-corps cette sanglante pétaudière natale, In Koli Jean Bofane propose un roman dont il faut dire tout de suite qu’on ne peut le résumer. Il promène son narrateur omniscient en Afrique (de terribles pages !), en Chine, dans la grisaille des pays baltes, aux USA, multiplie les situations et croise les trajectoires individuelles avec brio. Oui, Congo Inc. est un acronyme qui énonce l’affligeante sauvagerie moderne. Il nomme un sous-sol fabuleux où sont enfouis tous les nerfs de la « mondialisation ». Toutes les volontés, tous les appétits et toutes les frustrations y convergent par conséquent. A commencer par Isookanga, pygmée certes mais qui voit grand. A vingt-cinq ans, il n’a qu’une obsession : quitter la forêt où il a la malchance d’être né pour Kinshasa et devenir enfin un « mondialiste » comme tout un chacun. Zhang Xia, lui, a parcouru plus de la moitié de la planète pour y être, dans ce Congo faramineux. Il y a les politiques (appelons-les ainsi) et les soldats coiffés d’un casque bleu qui trafiquent ensemble mais pas toujours en bonne entente, la foule des gamins prostitués ou enrôlés dans des milices armées, un pasteur qui troque les âmes simples contre des dollars…
Que se passe-t-il au juste dans cet univers ? C’est cela la réussite de Jean Bofane : tenir en haleine le lecteur en entrelaçant les fils d’une débandade morale généralisée, en explorant les multiples détails concrets d’un arbitraire politico-économique planétaire. Aucun de ces personnages n’est un simple épisode dans le roman, mais bien un destin qui est restitué dans sa complexité et en réseau avec les autres quel que soit le lieu où il se trouve. Pygmée courtaud et complexé ou officier lituanien viril, enfant-sorcier ou seigneur de guerre en sursis, chacun a ses raisons qui recoupent ou contredisent celles d’autres féroces protagonistes très impliqués quoique en haut d’un gratte-ciel à New York ou à la tête d’une police mafieuse en Chine. Jean Bofane nous conte tout cela avec une verve et une ampleur de vue qui fait de cet ouvrage peut-être le premier roman « mondialiste » écrit par un auteur africain. Il était temps de dire à quel point, contrairement aux apparences, l’Afrique est le cœur sensible de notre monde définitivement global. Aucune guerre, aucun massacre sur ce continent ne se comprend sans la prise en compte de cet arrière-plan qui n’est même plus dissimulé pourtant. Regrettons juste, à propos de l’art même de Jean Bofane, une certaine tendance à l’explication édifiante et quelques invraisemblances, comme ces pygmées qui, depuis leur forêt, causent du complexe d’Œdipe et de Freud, ou encore de Wall Street, de Goldman Sachs et de délit d’initié.
Théo Ananissoh
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