Concierto Barocco ! par Léon-Marc Levy
Ecrit par Léon-Marc Levy le 25.06.15 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques
Je sors, enivré de plaisir, de l’écoute de la « Griselda » de Vivaldi, avec l’ensemble Matheus dirigé par Jean-Christophe Spinosi. C’est une des œuvres majeures, et pourtant relativement méconnues, du répertoire vocal du Prêtre Roux, une de celles – et elles sont nombreuses à notre grande joie – que l’on continue à exhumer d’un répertoire vertigineux.
Il se passe décidément quelque chose dans la Musique Baroque. De tous les genres musicaux dits « classiques », le Baroque (période couvrant environ 1600-1750) est celui qui a suscité, depuis quelques décennies, le plus de révolutions radicales en termes d’interprétation. Depuis les années 70. La démonstration la plus claire en est l’écoute comparative de la « scie » du genre, le sempiternel « Quatre Saisons » du même Vivaldi. Dans la version « I Solisti Veneti » 1970, vous avez – j’exagère un peu - la musique d’attente de votre téléphone, ou le bruit de fond qui accompagne vos courses au supermarché. C’est mélodieux, mollasson, linéaire. Pas désagréable du tout, mais joué comme du classique ou du romantique. Ecoutez les dernières versions ! Giuliano Carmignola par exemple : le souffle de l’Enfer, les grondements du « tremoto », les flammes dévorantes, les glaces du Pôle Nord, les brumes de la Lagune. Tout y passe, de l’allégresse délirante à la plus profonde méditation sur la condition humaine.
Entre les deux, quarante ans environ, on n’entend plus la même œuvre. Les tempi ont explosé, les rythmes sont en rupture permanente, la technique du violon ou du violoncelle a perdu tout académisme. Au sens propre du terme, le baroque est devenu fou. Comme il doit l’être. Lisez le magnifique (petit) livre du romancier cubain Alejo Carpentier « Concert Baroque » (Folio). Il y imagine une rencontre (qui a d’ailleurs peut-être eu réellement lieu) entre Antonio Vivaldi et Friedrich Händel à Venise vers 1720. A « l’Ospedale della Pièta », antre du « Prete Rosso » (C’est ainsi qu’on dénommait Vivaldi), tous deux jouent des concerti dans une espèce de concours de folie concurrentielle. A qui la phrase la plus dissonante, à qui le rythme le plus fougueux, le tout scandé de hurlements d’encouragements et d’injures graveleuses !
C’était ça un concert baroque à Venise. Tous les historiens l’attestent. A l’image du Carnaval : Vie, Mort, Plaisir, Douleur, Sexe, Spiritualité. En un mot la Vie même ! Aucun lien avec ces musiques plan-plan, aseptisées, copiées-collées d’une interprétation à l ‘autre. Avec les nouveaux baroqueux, jamais le terme d’interprétation n’a été aussi exact : on n’exécute (quel mot !) pas, on réinvente. Nombre de mes amis me demandent souvent pourquoi j’ai acheté cette énième version du « Stabat Mater » de Pergolese, cette rengaine rabâchée des Brandebourgeois de Bach, ces sonates de Corelli. Au-delà du symptôme de la répétition (Ostinato) dont les baroqueux, dont moi, sommes sûrement victimes, écoutez ces versions de la « même » œuvre. Aucune ne ressemble à l’autre. Derrière les textes éternels des grands compositeurs, vous entendez, Jean-Christophe Spinosi, Emmanuelle Haïm, Marc Minkowski, Jordi Savall et leurs formidables formations. Ils réécrivent les œuvres en les jouant. Comme dans la Venise des Doges où le concert était la scène du social et de la passion collective.
Et les nouvelles « vedettes » d’aujourd’hui sont là. Quel chemin parcouru depuis les barbons tristes de naguère ! Regardez, écoutez chez Zygel à la télé ou sur France-Musique, Spinosi, Jarrousky, Dessay, Haïm, Mingardo, Cencic, Jacobs (je pourrais en citer cent !) : ils sont pétillants, drôles, passionnés, jeunes quel que soit leur âge, impertinents ! On dirait les Rolling Stones ou les Beatles des années 60. C’est ça le truc : les baroqueux d’aujourd’hui sont des rock-stars, et tant mieux pour la Musique Classique. Finie l’image ennuyeuse, bourgeoise, « sage ». Place à la passion, au brin de folie, à la créativité, à la surprise déconcertante (au sens même de « déconstruction » – au sens de Derrida – du concertant). C’est une syntaxe nouvelle qui naît sur des textes datant de 2 ou 3 siècles. C’est une Renaissance.
Le public ne s’y trompe pas. Allez voir les gens au concert, au Festival de Beaune, ou à la Sainte-Chapelle, partout : une foule bigarrée, un nombre incroyable de jeunes gens en jeans et tee-shirt (l’été !). On a dû se tromper, c’est un concert de Jazz, de Blues, de Rock. Non. C’est un opéra de Vivaldi : la Fida Ninfa, avec Rinaldo Alessandrini et son Concerto Italiano.
Les fans le savent : depuis les pionniers fondateurs comme Harnoncourt et Hogwood des années 70, la musique baroque a continué sa révolution et trouvé sa relève. Et ça commence à se savoir au-delà des cercles d’initiés grâce, entre autres, aux formidables « passeurs » que sont Eve Ruggieri ou Jean-François Zygel.
Voilà. Je voulais dire ce qui me semble peu souvent dit. La musique vivante n’est pas (seulement) hip-hop, techno, rap, rock, jazz ou blues. Il y en a une autre, brûlante de dynamisme et de passion, écrite par des gens morts depuis des siècles et réinventée par des hommes et des femmes débordant de vitalité et de modernité. Prenez le temps d’une écoute, si vous n’êtes pas déjà conquis : Le Baroque vit son nouvel Âge d’Or. Ne le manquez pas !
Léon-Marc Levy
Ecoutez "Ho il cor già lacero" par Marie-Nicole LEMIEUX (Griselda, direction Jean-Christophe SPINOSI) : http://youtu.be/O4PQmUNnCG8
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A propos du rédacteur
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Maître en philosophie
Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres
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