Conan le Cimmérien, Robert E. Howard
Conan le Cimmérien, Bragelonne, avril 2015, trad. anglais (USA) Patrice Louinet, François Truchaud, 576 pages, 25 €
Ecrivain(s): Robert E. Howard
En trois volumes publiés en 2007 et 2008, les éditions Bragelonne ont réédité la partie de l’œuvre de Robert E. Howard dédiée à Conan. De celui-ci, l’adolescent des années quatre-vingt garde surtout le souvenir de films à fort coefficient de testostérone avec Arnold Schwarzenegger dans le rôle-titre ; c’était Conan le Barbare, et une contrepèterie assez facile avait fait donner à ce héros un surnom peu enviable. Quant aux recueils publiés chez J’Ai Lu, dégottés au hasard de grandes surfaces, on en conserve le souvenir de lectures un peu faciles, voire un peu honteuses. La réimpression du premier volume aux éditions Bragelonne, Conan le Cimmérien, semblait une bonne occasion de renouer le contact ; celui-ci fut tellement bien renoué qu’on a une seule envie : lire les deux autres volumes. Expliquons pourquoi.
La première raison est peut-être tout simplement que le lecteur n’a ici affaire qu’à l’œuvre propre de Robert E. Howard, le créateur de Conan et son univers (nous y reviendrons), sans les pastiches et autres continuations signées Sprague de Camp, Robert Jordan et bien d’autres ; entre les nouvelles laissées en plan par Howard et reprises par des écrivains de passage, et les histoires inventées de toute pièce, tout ce qui avait comme personnage principal Conan n’était pas nécessairement d’une qualité homogène.
Par contre, dans la présente édition, c’est le cas, puisque tout est signé Howard – et tant pis si, comme on peut s’y attendre dans une littérature dont chaque nouvelle est vendue à la pièce à des publications spécialisées et donc censées plaire à leur lectorat, Weird Tales en tête, certaines nouvelles semblent un peu bâclées, voire « faciles » par rapport à d’autres. De toute façon, du Howard médiocre reste d’un niveau amplement supérieur à la majorité de cette littérature populaire qu’ont tort de mépriser les tenants d’une littérature soi-disant plus exigeante ou intelligente.
Parmi les raisons qui font que les nouvelles ayant pour personnage principal Conan le Barbare sont de si haute volée, on pourra citer tout simplement la cohérence forte de l’univers dans lequel celui-ci évolue. Cette cohérence trouve sa source dans trois documents publiés en appendice du présent volume, et signés Howard : une « liste de noms et de pays », des Notes sur Divers Peuples de l’Age Hyborien et, surtout, un passionnant texte intitulé L’Age Hyborien, dans lequel l’auteur revient sur les origines de cet âge, situé juste après la destruction cataclysmique de l’Atlantide, la Lémurie et autres continents mythologiques. Là, le lecteur est soufflé : Howard semble avoir pensé à tout dans ce bref essai, rendant quasi plausible la moindre des aventures de Conan puisque l’univers dans lequel il évolue possède une telle « solidité ».
Ces aventures, dans la présente édition, sont classées selon les dates de publication originale ; aucune tentative n’a été faite de créer de l’ordre dans ces nouvelles, fût-il thématique ou chronologique. De toute façon, on a l’impression que cet ordre, Howard n’en aurait pas voulu, puisque chaque histoire semble débuter in media res, Conan se retrouvant dans une situation qui n’a que peu de rapport avec d’autres situations rencontrées dans d’autres histoires, ainsi qu’il s’en souvient alors qu’il est acculé dans la nouvelle La Citadelle Ecarlate : « En une succession rapide de tableaux, les événements glorieux de son existence défilèrent dans son esprit : barbare vêtu de peaux de bêtes ; guerrier mercenaire en cotte de mailles et casque à cornes ; corsaire à bord d’une galère à la proue ornée d’un serpent, laissant derrière elle un sillage de sang et de rapine le long des côtes du sud ; chef d’armée en armure sur son étalon noir, roi sur son trône d’or, sous la bannière frappée du lion doré », en changeant parfois de statut au sein d’une même nouvelle.
Et tous ces statuts ont une constante : « La guerre était son métier. Pour lui, la vie était une bataille perpétuelle, ou un suite de batailles ; depuis sa naissance, la Mort avait été une compagne de tous les jours. Elle marchait à son côté, horrible, se tenait contre son épaule devant les tables de jeu ; ses doigts osseux faisaient tinter les coupes de vin. Elle se dressait au-dessus de lui, silhouette monstrueuse et encapuchonnée, lorsqu’il allait se coucher. Il se souciait aussi peu de sa présence qu’un roi fait attention à son porteur de coupe. Un jour, il sentirait sur lui son étreinte osseuse, c’était tout. Il lui suffisait de vivre au présent ». C’est cela, Conan : le héros de l’instant présent, ne pensant à l’avenir qu’en termes de survie immédiate, et c’est ce qui fait la puissance des nouvelles de Howard, qui sont comme une découpe violente dans un continuum, la vie de Conan, dont on sait qu’il ne l’est pas moins, violent.
C’est que Conan, le personnage vers lequel va toute l’empathie du lecteur puisque la majorité des récits sont envisagés de son point de vue (avec l’une ou l’autre embardée tout à fait justifiée et destinée à faire intelligemment progresser telle ou telle nouvelle), est le représentant de la nature contre la culture, pour parler comme un anthropologue : dans quasi chacune des treize nouvelles ici recueillies, il est question de l’opposition entre le barbare et le civilisé, entre celui qui jure par Crom et ceux à qui leurs moeurs délicates semblent interdire des gestes charitables, comme laisser manger gratuitement un affamé par exemple. Mais cette opposition est visible même au combat : « Conan s’adossa au mur et leva sa hache. Image de la férocité élémentaire, invincible et irréductible, il se tenait les jambes plantées dans le sol, la tête en avant, une main appuyée contre le mur pour se soutenir, l’autre brandissant la hache haut dans les airs, tous ses muscles tendus à l’extrême, ses traits figés en un masque de fureur mortelle. Ses yeux lançaient des éclairs terribles à travers un voile de sang. Les assassins flanchèrent. Ils avaient beau être des criminels sans foi ni loi, ils restaient néanmoins de purs produits du monde civilisé. En face d’eux se dressait le barbare, le tueur naturel ».
Pour autant, Conan est un être qui a des valeurs, et pas des moindres, celles qui l’incitent par exemple à renvoyer une jeune femme vers la civilisation plutôt que l’inciter à partager sa vie de nomades mercenaires. Puisqu’il est question d’une femme, précisons quand même que les féministes hystériques ont tout intérêt, pour leur santé mentale, à ne pas ouvrir le présent volume : littérature de genre oblige, les femmes croisées par Conan sont au pire voluptueuses et ont une fâcheuse tendance à se promener soit juste les reins ceints d’un tissu léger, soit carrément nues (c’est plus simple, au fond, on ne perd pas de temps à décrire les vêtements). Quant à leur rôle, il oscille entre celui de la vile séductrice et celui de l’ingénue défendue par Conan, à une exception près, Natala, courageuse et entreprenante dans la nouvelle Xuthal la Crépusculaire. Et si les féministes doivent éviter Conan le Cimmérien, il en va de même pour les anti-racistes – car dans l’univers Hyborien, la noirceur de la peau va de pair avec celle de l’âme… Bref, les tenants de la morale n’ont rien à faire ici, dans cet univers barbare.
Dommage, en un sens, car, ainsi qu’on a pu le constater avec les extraits cités ci-dessus, ils rateront aussi la rencontre avec un écrivain, un vrai, un qui a une plume alerte tant dans les scènes, surtout de bataille (avec Howard, on peut véritablement visualiser le chaos), que dans les descriptions, certaines étant de véritables visions d’horreur dignes d’un correspondant célèbre de Howard, Lovecraft : « L’être s’approchait d’elle, mais elle n’aurait su dire s’il marchait, se traînait, volait ou rampait. Son moyen de locomotion dépassait la compréhension. Lorsqu’il émergea de l’ombre, elle demeurait toujours aussi incertaine sur sa nature. La lumière projetée par les pierres au radium ne l’éclairait pas comme elle aurait éclairé une créature ordinaire. Aussi inconcevable que cela puisse paraître, la créature semblait imperméable à la lumière. Les détails de son corps demeuraient toujours obscurs et indistincts, même lorsqu’il s’arrêta si près de Natala qu’il put presque toucher sa chair frémissante. Seule, la face aveuglante, semblable à celle d’un crapaud, se détachait avec quelque netteté. La chose était une tache floue, une flétrissure d’ombre qu’une lumière normale ne pouvait ni dissiper ni éclairer ».
Résumons : un auteur disposant d’un univers aussi solide que cohérent, avec un propos sur quelques valeurs essentielles et un véritable talent d’écriture (excellemment traduit par Patrice Louinet et François Truchaud), le tout servant un personnage puissant à bien des égards ; que demander de plus ? Rien, à part la lecture prochaine des deux volumes suivants des aventures de Conan par Robert E. Howard.
Didier Smal
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