De telles œuvres étaient le meilleur moyen de tresser les trois passions qui ont dominé la vie de l’auteur : la médecine de l’esprit, la littérature (« Je me répétais constamment qu’écrire un beau roman était la plus belle chose qu’on pût faire au monde », p.98) et la philosophie (« je me suis demandé comment je pourrais intégrer la sagesse du passé au champ de la psychothérapie. Plus je lisais de philosophie, plus je me rendais compte du nombre d’idées qui échappaient à la psychiatrie », p.222).
Ses théories psychanalytiques ont été vulgarisées par le documentaire d’une cinéaste helvète, La Thérapie du bonheur, qui ne pouvait manquer de connaître un certain succès en France, où les rayonnages des librairies sont encombrés de feel-good books et où une formule creuse comme « un livre [ou un film] qui aide à se sentir bien » tient lieu d’évaluation critique. Le Dr. Yalom est, à n’en pas douter, un homme heureux. Fils d’émigrants juifs chassés de Russie, ayant grandi dans un quartier pauvre de Washington, sauvé par les livres, étudiant dans les universités de la côte Est (qui émergeaient lentement de leur tradition antisémite, aujourd’hui refoulée), il connaîtra une de ces ascensions sociales emblématiques des États-Unis, deviendra professeur sous le soleil de Californie (à Stanford) et mènera l’existence dorée des grands universitaires américains, à plusieurs années-lumière de la grisaille administrative, fonctionnaire et miséreuse des campus français. Mais ce bonheur, cette sérénité, ne lui vinrent pas tout seuls et furent conquis de haute lutte. Le Dr. Yalom s’était en effet spécialisé dans la thérapie de groupe, en particulier pour des grands malades arrivés au bout de leur chemin en ce bas monde. « Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face », écrivait La Rochefoucauld, une maxime que Yalom connaît bien. Dans des groupes de ce genre, les malades regardent la mort en face et le psychiatre est bien obligé d’en faire autant, s’il veut que son activité ait un sens. De ces séances, Yalom sortait déprimé et en proie à des cauchemars. On a souvent dit que la psychiatrie, lorsqu’elle n’est pas pratiquée par des charlatans (on peut « tricher » en psychiatrie comme dans les « sciences humaines », en proposant et en défendant des approches fondamentalement erronées, alors qu’il est impossible de « tricher » en sciences « dures » ou en chirurgie), pouvait se rapprocher d’un exercice spirituel, d’une ascèse (une idée que l’on retrouve dans l’essai de Carlo Strenger, Allons-nous renoncer à la liberté ?). C’était bien là ce que proposait le Dr. Yalom à ses étudiants et à ses patients : prenez une feuille de papier, leur disait-il, et tracez-y une ligne. Sur cette ligne, dont le début représente votre naissance et la fin votre mort, placez un point qui symbolise l’endroit où vous pensez vous trouver entre ces deux néants, puis réfléchissez à ce que cela implique. Un memento mori simple et efficace : « Si la réalité de la mort peut nous détruire, l’idée de la mort peut nous sauver. […] Nous ne disposons que d’un instant de soleil, un instant précieux et béni » (p.234-239).
Les États-Unis ont été une terre promise pour la psychanalyse, à tel point qu’on avait parfois l’impression qu’une moitié du pays passait son temps à analyser l’autre. On emploie le passé, car le Dr. Yalom lui-même, lors du dernier congrès professionnel auquel il avait assisté, vit la psychanalyse à l’ancienne supplantée par les traitements chimiques.
Le livre de Yalom est une belle autobiographie intellectuelle, où l’on voit passer, entre autres, René Girard (p.122). L’auteur y dresse le portrait d’un homme comblé : lui-même, non sans avertir le lecteur : « Les Mémoires, y compris les miens, sont beaucoup plus fictifs que nous aimons le croire » (p.67).
Gilles Banderier
Comment je suis devenu moi-même, Irvin D. Yalom (par Gilles Banderier)
Ecrit par Gilles Banderier 29.01.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Albin Michel, Biographie, Essais, USA
Comment je suis devenu moi-même, août 2018, trad. anglais (USA) Françoise Adelstain, 428 pages, 23,90 €
Ecrivain(s): Irvin D. Yalom Edition: Albin MichelToute autobiographie est prétentieuse, d’une manière explicite ou implicite. Elle postule que la vie de qui tient la plume s’est distinguée de la vie des cent milliards d’êtres humains qui l’ont précédée ou accompagnée, de manière suffisamment nette et remarquable pour qu’elle vaille la peine d’être racontée et imprimée. C’est un peu comme si on inaugurait sa propre statue, dans un parc de sa ville natale.
Cette idée, que peu d’entreprises littéraires sont a priorimoins modestes que l’autobiographie, ressurgit en considérant un titre pareil : Comment je suis devenu moi-même. L’original anglais (Becoming myself. A Psychiatrist’s Memoir) est un ton en-dessous et a le mérite de relier l’entreprise autobiographique à ce qui fut, pour Irvin D. Yalom, l’aventure de sa vie.
Auteur de The Theory and Practice of Group Psychotherapy, un manuel de psychiatrie estimé aux États-Unis (c’est en tout cas lui qui l’affirme et il n’y a pas de raison d’en douter), Irvin D. Yalom est connu en France par ses romans, prenant pour personnages de grands philosophes du passé (Le Problème Spinoza, La Méthode Schopenhauer, Et Nietzsche a pleuré).
De telles œuvres étaient le meilleur moyen de tresser les trois passions qui ont dominé la vie de l’auteur : la médecine de l’esprit, la littérature (« Je me répétais constamment qu’écrire un beau roman était la plus belle chose qu’on pût faire au monde », p.98) et la philosophie (« je me suis demandé comment je pourrais intégrer la sagesse du passé au champ de la psychothérapie. Plus je lisais de philosophie, plus je me rendais compte du nombre d’idées qui échappaient à la psychiatrie », p.222).
Ses théories psychanalytiques ont été vulgarisées par le documentaire d’une cinéaste helvète, La Thérapie du bonheur, qui ne pouvait manquer de connaître un certain succès en France, où les rayonnages des librairies sont encombrés de feel-good books et où une formule creuse comme « un livre [ou un film] qui aide à se sentir bien » tient lieu d’évaluation critique. Le Dr. Yalom est, à n’en pas douter, un homme heureux. Fils d’émigrants juifs chassés de Russie, ayant grandi dans un quartier pauvre de Washington, sauvé par les livres, étudiant dans les universités de la côte Est (qui émergeaient lentement de leur tradition antisémite, aujourd’hui refoulée), il connaîtra une de ces ascensions sociales emblématiques des États-Unis, deviendra professeur sous le soleil de Californie (à Stanford) et mènera l’existence dorée des grands universitaires américains, à plusieurs années-lumière de la grisaille administrative, fonctionnaire et miséreuse des campus français. Mais ce bonheur, cette sérénité, ne lui vinrent pas tout seuls et furent conquis de haute lutte. Le Dr. Yalom s’était en effet spécialisé dans la thérapie de groupe, en particulier pour des grands malades arrivés au bout de leur chemin en ce bas monde. « Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face », écrivait La Rochefoucauld, une maxime que Yalom connaît bien. Dans des groupes de ce genre, les malades regardent la mort en face et le psychiatre est bien obligé d’en faire autant, s’il veut que son activité ait un sens. De ces séances, Yalom sortait déprimé et en proie à des cauchemars. On a souvent dit que la psychiatrie, lorsqu’elle n’est pas pratiquée par des charlatans (on peut « tricher » en psychiatrie comme dans les « sciences humaines », en proposant et en défendant des approches fondamentalement erronées, alors qu’il est impossible de « tricher » en sciences « dures » ou en chirurgie), pouvait se rapprocher d’un exercice spirituel, d’une ascèse (une idée que l’on retrouve dans l’essai de Carlo Strenger, Allons-nous renoncer à la liberté ?). C’était bien là ce que proposait le Dr. Yalom à ses étudiants et à ses patients : prenez une feuille de papier, leur disait-il, et tracez-y une ligne. Sur cette ligne, dont le début représente votre naissance et la fin votre mort, placez un point qui symbolise l’endroit où vous pensez vous trouver entre ces deux néants, puis réfléchissez à ce que cela implique. Un memento mori simple et efficace : « Si la réalité de la mort peut nous détruire, l’idée de la mort peut nous sauver. […] Nous ne disposons que d’un instant de soleil, un instant précieux et béni » (p.234-239).
Les États-Unis ont été une terre promise pour la psychanalyse, à tel point qu’on avait parfois l’impression qu’une moitié du pays passait son temps à analyser l’autre. On emploie le passé, car le Dr. Yalom lui-même, lors du dernier congrès professionnel auquel il avait assisté, vit la psychanalyse à l’ancienne supplantée par les traitements chimiques.
Le livre de Yalom est une belle autobiographie intellectuelle, où l’on voit passer, entre autres, René Girard (p.122). L’auteur y dresse le portrait d’un homme comblé : lui-même, non sans avertir le lecteur : « Les Mémoires, y compris les miens, sont beaucoup plus fictifs que nous aimons le croire » (p.67).
Gilles Banderier
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A propos de l'écrivain
Irvin D. Yalom
Irvin D. Yalom, professeur émérite de psychiatrie à Stanford, a été découvert en France avec son roman Et Nietzsche a pleuré. Il a publié ensuite La Malédiction du chat hongrois, La Méthode Schopenhauer, Le Problème Spinoza, Mensonges sur le divan, etc. Ses livres sont traduits dans plus de vingt pays.
A propos du rédacteur
Gilles Banderier
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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).