… commence une phrase, Michaël Glück (par Murielle Compère-Demarcy)
… commence une phrase, février 2019, 63 pages, 13 €
Ecrivain(s): Michaël Glück Edition: Editions LanskineAu commencement du Langage le souffle du silence rumine/malaxe la phrase, avant l’articulation du mot, avant toute énonciation. Ici le titre est ponctué de ce silence de la Langue, avant toute manifestation textuelle : …commence une phrase. L’ante-sémantique, l’ante-syntaxe vont puiser le souffle dans le corps enfoui de la lettre et de l’esprit, la chair du Dire sera extirpée/modelée par le regard entier respirant en soi et au-dehors de soi, par une totalité de l’être qui en émettra les bribes brassées d’un univers total intégré. Ainsi… commence la phrase : par sa propre articulation, par sa propre énonciation et les prismes de l’écriture diffusés dans la blancheur expérimentale, tels corps nus âmes mises à nu, de l’Écrire ausculté en abyme dans la danse poétique. Sur le rythme d’une « ritournelle » entonnée très doucement sur le bord des lèvres du murmure :
« Comme une simple ritournelle, une chanson douce, un manège
des jours, en un lieu, devant une fenêtre, une phrase commence
sur les lèvres et très vite je sais, qu’elle a commencé
depuis longtemps… et me tourne la tête ».
La phrase s’en va mouliner la danse du Langage dans la rondeur des jours, sur la scène du monde au commencement de son énonciation. Balbutiements d’éclats à contenir et contenus, arrimés sur la rive du Dire pour aussitôt embarquer vers le Large où se percevront via la catapulte des aléas et les volte-face de la réflexion poétique les amers dans les ressacs d’un temps perdu. Intuitive et réfléchie, « une phrase » prend place dans la barque de nos jours et nous emmène, énigmatique – vers quels chemins dont « on ne sait » au juste « ce que disent leurs mots » –, nous entraîne, nous tire vers l’avant de la traversée. Le Déjà-Là d’une phrase réveille des Matinaux dont il nous faudra débusquer les halliers obscurs pour ôter, libres, cette laisse retenant la nuit sous le joug autoritaire/arbitraire du jour.
« on se réveille une phrase est posée
on ne sait comment ni par qui
une phrase est là déjà sur les lèvres
une suite de mots énigme du matin »
Les fondements même de la phrase sont, dans ce livre traversé par une poétique heuristique, fouillés/retournés dans la terre originelle d’un Langage non révélé de prime abord, à rechercher. Dont nous n’avons de cesse de poursuivre la quête. Qui est donc dépositaire de cette « phrase » en nous, exilée dont la parole nous précède, nous transcende ? Dépassant les paramètres de l’« infans », puisque dépossédé irréversiblement de l’enfance, l’auteur écoute la polyphonie du monde vibrant dans « une phrase » en son commencement, écoute ses résonances dans ce qu’il advient et reste de la langue. …commence une phrase trace ses mots comme un manifeste de l’indocilité s’énoncerait dans une libération du langage créateur d’un monde à l’écart de la norme. Tous les syntagmes du monde s’y amoncellent, s’y cristallisent, s’y dispersent dans l’accord de la page écrite riche de ses notes d’oiseaux et de mots (là où « les pauvres mots abusent le papier »). Et si …commence la phrase, commence le monde qu’il faut réapprendre ainsi à vivre, qu’il faut réapprendre dans une dépossession de nous-mêmes, à lire.
« quelques mots se sont dans la nuit
collés contre la vitre
il me faut
réapprendre à lire »
Appréhender, happer le monde à vivre dans une main de brouillard, l’œil à l’écoute libérant le givre de la parole et de nos nuits empoussiérées dont les étoiles pourraient bien détenir le code secret ; libérant telles « écritures/(qui) dorment encore/ dans la torah de la lumière » ; éclairant les lignes dans leurs « reflets du sommeil ». Pourvu que se renoue, revenante qui oublie mais qui ressasse sans cesse notre chant d’exilés, la phrase en ses airs « de lèvres perdues », allant et revenant en son commencement d’éternité, reformulant opiniâtrement la même et autre phrase où elle ne s’éclipse que pour réinitialiser la forêt de ses signes, en répétant à chaque aube différemment : « Et c’est/silence d’un autre matin »…
Murielle Compère-Demarcy
- Vu : 2827