« Comme une étendue de poésie mouvante », Alain Defossé en Inde (par Patrick Abraham)
« Où sont nos amis morts ? »
(Baudelaire, cité par Gustave Roud, Air de la solitude)
1.Il était assis sur le trottoir en face de son hôtel ; il fumait. La moto, avec difficulté, se gara un peu plus loin. Je le connaissais mal mais je l’avais lu. J’avais lu aussi plusieurs des livres qu’il avait traduits. Je le connaissais mal mais nous nous étions écrit. Enfin, il m’avait écrit. Peut-être avions-nous eu des amants communs. C’était la première fois qu’il venait en Inde. Je lui en avais sans doute suggéré l’idée par rhétorique de politesse. Cette proposition, qui n’en était pas une, dut faire son chemin en lui. Puis arriva le moment où ce voyage en Inde acquit pour lui la consistance du réel. Il me posait beaucoup de questions dans ses courriels ; j’y répondais de mon mieux. Quand son passeport fut renouvelé et son visa obtenu, je me rendis compte que ce n’était plus, de lui à moi, un jeu ou une rhétorique de politesse. Cela m’effraya. Je lui avais réservé un taxi et une chambre.
2. La moto redémarra. Ayyan conduisait. Lui, il avait pris place devant moi – derrière Ayyan donc, contre qui il se serrait. La nuit d’avril était chaude, humide, mais pas encore étouffante, et comme tous les soirs à cette heure-ci la circulation chaotique et brutale dans mon quartier. Il s’accrocha aux épaules d’Ayyan qui avait été obligé de freiner brusquement à cause d’un bus surchargé qui nous coupait la voie. Nous faillîmes chuter. Cela nous fit rire, Ayyan et moi, car nous en avions l’habitude et j’avais confiance dans ses qualités de slalomeur. Il m’avoua plus tard qu’il avait eu la frousse durant ce bref trajet. Nous parquâmes la moto devant le restaurant, appelâmes l’ascenseur. Deux garçons d’une vingtaine d’années à la peau brune et soyeuse y entrèrent avec nous. La cabine était étroite. Nos corps se frôlèrent. Ils sourirent. Je plaisantai en tamoul. Je touchai la main de l’un deux – le plus beau : si j’avais été seul, je lui aurais demandé son numéro de portable. Il me dit, au restaurant, qu’il commençait à saisir pourquoi j’aimais tant l’Inde, pourquoi j’y vivais depuis si longtemps. – Vous ai-je affirmé que j’aimais l’Inde, répliquai-je ?
3.Je commandai des bières pour Ayyan et pour moi ; pour lui, un whisky. De la terrasse du restaurant, nous dominions une grande partie de la ville. On voyait des toits, des boulevards, des tours de temples, les arbres d’un parc ; la mer entre deux immeubles. Une brise agréable soufflait. Les tables autour de nous se remplirent. Ayyan redescendit lui acheter des cigarettes. Nous parlâmes de tout et de rien. Nous parlâmes de Porto et du Kerala. Nous parlâmes d’American Psycho et de La Piscine-bibliothèque. Nous parlâmes de Gilles Sebhan et de son deuxième livre sur Tony Duvert, dont il m’avait apporté un exemplaire. Nous parlâmes de sa mère et de ses rapports avec elle, funestes et déprimants selon lui. Nous parlâmes de ses projets. Nous parlâmes peu de moi : pourquoi l’aurions-nous fait ? A cause d’Ayyan, nous nous efforcions de dialoguer en anglais mais bifurquions trop souvent vers le français. Je lui répétai que j’avais été vivement frappé par Effraction. Nous en avions déjà discuté dans nos courriels. Je n’avais pas osé lui envoyer mes petits travaux. Nous nous amusâmes à imaginer Anne Rivière en Inde, soudain enrichie. Elle aurait grossi, me dit-il. Elle aurait loué un bungalow dans une bourgade côtière – au Kerala peut-être ? Elle boirait plusieurs whiskies chaque soir dans un bar enfumé tandis que les repères s’effaceraient autour d’elle et en elle. Des jeunes hommes à la peau brune et soyeuse l’accosteraient quand elle marcherait sur la plage, après son dîner. Elle apercevrait les feux des barques des pêcheurs, au large. Il ignorait comment se prolongerait sa nuit. Ou bien et de façon plus probable, supposai-je, elle sombrerait comme elle avait sombré des années plus tôt et on la retrouverait squelettique et à peine consciente sur une route de montagne. Le Consulat serait contraint à un rapatriement d’urgence.
4.Il regardait Ayyan. Ma transparence croissante, je l’acceptais. Nous commandâmes d’autres bières, un autre whisky. Les bruits de la rue, des klaxons, des moteurs, des vendeurs ambulants montaient jusqu’à nous. Je compris qu’il était heureux et que son séjour en Inde serait une réussite ; qu’il ne pourrait plus se détacher d’elle ; et que je n’y serais pour rien. Je compris qu’il se passerait quelque chose entre Ayyan et lui, et que je ne m’y opposerais pas. Je lui prêtai les Contes gangétiques et les Contes du Labyrinthe de Daniélou. Des chiens hargneux le suivirent en aboyant dans une venelle : il les caressa. Il se roula dans les vagues à Mahäbalipuram. Il s’éprit d’une vieille maison lézardée, moussue, branlante, Montorsier Street, et rêva d’en devenir propriétaire quand il recevrait le Goncourt. Il s’éprit d’odeurs, de sons, de visages, d’allures garçonnières, de taches murales, de détails minuscules qui, m’assura-t-il, resurgiraient un jour dans un roman. Il changea d’hôtel : son jardin était calme, fleuri, profond. Ayyan le rejoignit dans sa chambre. Il me dit, deux semaines plus tard, alors que nous attendions son taxi pour l’aéroport international de Chennai, qu’il avait été très heureux, en effet, qu’il m’en remerciait et en remerciait surtout Ayyan ; qu’il reviendrait dans un an et que je pourrais lui trouver un appartement, cette fois-ci ; qu’il savait maintenant qu’il écrirait ce livre sur sa mère auquel il tenait tant.
5.Il ne traduisit pas le dernier roman d’Alan Hollinghurst. Il ne termina pas son livre sur sa mère. Il ne retournera jamais en Inde. Lorsque je le rencontrai brièvement rue Lucien-Sampaix, près du square Villemin, en face du canal Saint-Martin, au milieu du mois de juin 2016, il me cita de mémoire une phrase de Proust qui s’adaptait à merveille, selon lui, à ma relation avec Ayyan et avec l’Inde entière – ou à la sienne ? J’oubliai de la copier. J’oubliai d’en vérifier l’exactitude. De retour à Pondichéry en juillet, je me souvins de cette phrase avec une fidélité possiblement hasardeuse (1).
Patrick Abraham
(1) Alain Defossé est mort à Paris le 14 mai 2017. Son roman Effraction dont Anne Rivière est le personnage principal a été publié en septembre 2015 par les éditions Fayard. Sa traduction de La Piscine-bibliothèque d’Alan Hollinghurst date elle aussi de 2015 ; celle de American Psycho de Bret Easton Ellis de 1993.
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