Comme un empire dans un empire, Alice Zeniter (par Sylvie Ferrando)
Comme un empire dans un empire, août 2020, 400 pages, 21 €
Ecrivain(s): Alice Zeniter Edition: FlammarionLe roman d’Alice Zeniter se lit d’abord comme une critique du pouvoir et des élus, à travers leur discours. Alice Zeniter met le doigt sur ce que le langage – à son corps défendant – fait à la politique, ou plutôt comment le politique exploite le langage, à travers deux phénomènes : la distinction sociologique et langagière par laquelle tout être doit exister, se faire remarquer, et l’euphémisation. Ainsi, pour paraître intelligent, créatif, original, le député PS parisien, pour lequel travaille Antoine en tant qu’assistant parlementaire, se gausse des dégradations faites à la statue de Marianne sous l’Arc de Triomphe par les Gilets jaunes en décembre 2018, qualifiant l’épisode de « hugolien », le caractérisant de « très beau vandalisme », le trou béant de l’œil touchant au « sublime ». A cause du langage – et bien malgré lui –, on assiste à un renversement des valeurs, on adoucit l’ignoble, on accepte l’intolérable, ou bien on fustige les vertus républicaines. Le député n’est sans doute pas dupe de cette confusion langagière : ainsi, à propos de « cette putain de laïcité » et des textes associés, dont il pense qu’elle n’a rien résolu et qu’elle a atomisé le PS. De même, plusieurs mois après les premiers affrontements des Gilets jaunes, ceux-ci ont perdu de leur gloriole aux yeux du député, fer de lance d’idées/idéaux/idéologies novatrices, toujours à la pointe du « progrès » et devant porter de nouvelles actions.
Dans ce roman, les velléités et turpitudes de l’administration d’une circonscription par ses élus sont révélées, grossies, forcées, et la force des actions politiques par contrecoup y est amoidrie. Ecrire des discours, préparer des émissions télévisées plus ou moins intéressantes, trier le courrier, créer un fichier-personnes en distinguant les soutiens et les adversaires, tel est le quotidien d’Antoine, dont le lecteur apprend qu’il est un « parvenu », qui s’est hissé par ses efforts à une place dont il pense que les « bien nés » l’occupent de droit. De cette ascension sociale découlent, selon lui, trois sentiments : la fierté, la colère et la déférence. De là vient probablement sa prise de distance progressive vis-à-vis de son milieu professionnel et son envie d’écrire un roman sur la guerre d’Espagne, en quatre parties correspondant exactement à celles du roman de Zeniter.
L est une hackeuse, c’est-à-dire un personnage qui détourne les usages habituels et autorisés de la Toile, mais c’est une hackeuse propre, morale, une sorte de Robin des bois du Web. Elle vit dans le monde du dedans (celui de son ordinateur) plus que – ou du moins autant que – dans celui du dehors (in real life). Elle donne une intéressante typologie des utilisateurs d’Internet, qu’on a à peine besoin de définir : les haters (les bourreaux), les crybabies (les victimes), les grammar nazis (puristes de la langue), les shitposters (adeptes du copié-collé, sans opinion propre)… L incarne une forme d’engagement parallèle, à part des circuits institutionnels, « comme un empire dans un empire »*. Du côté de L, le langage n’est pas politique au sens étroit du terme, mais se déploie dans différents domaines : la langue des hackers est un sabir globish et technique, plein d’abréviations et de codes ; Fatou, amie de L, pense qu’elle parle « troué-bancal » dans une soirée de jeunes intellectuels cultivés ; L apprend l’allemand pour se rapprocher d’Elias, son ami emprisonné pour avoir piraté un site ; Elias, lui, parle un français mêlé d’anglicismes et de germanismes.
A Paris, dans une soirée, puis deux, L et Antoine se rencontrent. Ce qui relie Antoine et L, c’est la commission cyberdéfense sur laquelle travaille Antoine, c’est-à-dire l’étude des formes de déclaration de guerre virtuelle d’un pays à un autre, qui s’estime attaqué sur Internet. Et, parce que L fait du doxing, activité dangereuse car elle est le contraire du nettoyage de la Toile, du « droit à l’oubli », elle va se retrouver en danger. Le cyberempire pourrait bien alors montrer ses limites et les altermondialistes ruraux se révéler comme une porte de salut providentiel.
Ce roman très contemporain ouvre des pistes de réflexion sur l’engagement et le combat politiques, comme sur les abysses et dérives d’Internet.
Sylvie Ferrando
* Le titre du roman est tiré de l’Ethique de Sénèque : « En vérité, on dirait qu’ils conçoivent l’homme dans la nature comme un empire dans un empire ».
Alice Zeniter, née en 1986, a publié 5 romans parmi lesquels Sombre dimanche (Albin Michel, 2013, Prix du Livre Inter, Prix des lecteurs de l’Express et Prix de la Closerie des Lilas), Juste avant l’oubli(Flammarion, 2015, Prix Renaudot des lycéens) et L’Art de perdre (Flammarion, 2017, Prix littéraire du Monde et Prix Goncourt des lycéens). Elle est également dramaturge et metteuse en scène.
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