Comme si de rien n’était, Alina Nelega (par Yasmina Mahdi)
Comme si de rien n’était, Alina Nelega, avril 2021, trad. roumain, Florica Courriol, 304 pages, 22 €
Edition: Editions Des Femmes - Antoinette Fouque
Transylvanie, entre gel et dégel
La narration du roman d’Alina Nelega, Comme si de rien n’était, suit la chronicité de l’existence de Cristina et de son amie Nana, scolarisées dans un lycée réservé aux enfants de l’élite roumaine, de 1979 à 1989. L’intrigue se déroule principalement en Transylvanie, dans la Roumanie des dix dernières années du régime des époux Ceausescu, couple autour duquel est déployé le culte de la personnalité, décliné à travers les médias et la culture. Des sanctions brutales sont employées contre quiconque tente de passer la frontière et de s’enfuir. La surveillance, la justification d’un quelconque acte considéré comme subversif, sont les oukases de la morale en place, suivis de mises en demeure terrorisantes. Les palpitations amoureuses naissantes entre les deux adolescentes transcendent le contexte dramatique des petites gens, que l’on laisse mourir à l’hôpital, prolétaires qui habitent des immeubles « puant la cigarette et la moisissure ».
Cristina, l’héroïne, jeune fille en proie à l’ennui, la nausée et la jalousie amoureuse, s’insurge intérieurement contre la poésie patriotique rimée, la règle interne du lycée, les conventions tacites et les désirs « baveux » des garçons. Lors d’une excursion dans les montagnes des Carpathes, des amateurs d’escalade originaires d’Allemagne de l’Est, bien équipés, nantis et dotés de provisions de luxe, provoquent un choc chez la jeune roumaine : « incroyable tout ce qu’ils peuvent avoir ces touristes alors que nous on n’en a même pas pour les accidentés ». L’auteure nous communique la condition des Roms (des Tziganes), vivant « dans un appartement dans les immeubles sans eau courante, gaz et électricité, sans portes et fenêtres, des berges du Mures ». Les discours des poètes officiels correspondent aux dazibaos du Grand Timonier. La puissance de l’État nivelle l’ensemble des strates de la société, où l’on retrouve la finalité propre aux systèmes de rentabilité industrielle et technocratique, au sein d’organisations fondées en structure hiérarchisée. Les privilèges existent en dépit de l’idéologie collectiviste dans laquelle, au départ, une sorte d’utopie marxiste reposait sur un idéal d’égalité et de partage des savoirs, des biens.
Cristina est recalée à son examen de passage à l’université pour avoir vanté dans sa copie les mérites du théâtre roumain, « par exemple un Dimitrie Cantemir dont elle a fait un dramaturge universel », développant longuement sa supériorité, et déclaré que « l’économie politique socialiste ne peut pas s’apprendre ». Devenue employée, elle assume un travail fastidieux et inintéressant dans un « poste d’ouvrier non qualifié ». La jeune provinciale, sur « un ordre de mission », monte à Bucarest. Bousculée par les citadins pressés et roublards, effarée du chaos, « toute mouillée, fatiguée, grelottante », elle prend le métro pour la première fois avec l’impression de rentrer dans « une catacombe ». « Les excréments », les déchets, la solitude, les longues marches dans cette capitale inconnue, la boue des chemins, le vol de ses pauvres affaires au cinéma, n’entament pourtant pas son moral et sa vivacité d’esprit. Le tableau que dresse Alina Nelega de la Roumanie n’est pas absolument volontaire, sans doute repris subconsciemment, fiction hantée, adossée à un passé personnel, réinjectée dans cette personne amoureuse de la beauté des femmes, qui fantasme sur « des bas de soie », « les effluves laissés par la femme jeune et blonde qui vient de garer sa voiture capitonnée près du trottoir », se représentant « prendre son petit-déjeuner dans de la vaisselle fine en porcelaine, des croissants et du thé au lait, du jus d’orange pressé et de la pâte à tartiner ».
Les chiffres occupent une place majeure, les statistiques, la comptabilité, et une erreur malencontreuse de zéro, une virgule mal placée, entraînent la mort d’ouvriers, l’effondrement d’un chantier, la perte de matériaux coûteux. L’usage de certains mots s’avère dangereux sous la férule du « conducatorbienaimé » et de « sa camaradedevie ». Il vaut mieux louer les mérites des « braves Roumains, intelligents, généreux et beaux ». « Quand on est une femme (…) on doit seulement se laisser séduire, faire l’amour, éventuellement donner sa vie telle une brebis portée à l’abattoir ». Les rapports de force et de sexe sont récurrents, surtout au moment de fêtes arrosées, comme lorsqu’une jeune fille « dormait ivre, dans la baignoire (…) baisée vite fait » !
La pauvre Cristina kitiykittykitty, l’héroïne, rationne sur tout, le papier, l’encre, la nourriture, dans un pays où, « pour la Fête nationale, (…) on peut acheter du pain d’épice et des mici faits avec une viande douteuse et qui sentent fort l’ammoniaque, mais bon, on peut dire que la classe ouvrière mange bien ce jour-là, deux mici par personne (…) des petits pains poussiéreux (…) et de la bière (…) qui ne mousse pas ». Les citoyens roumains sont éprouvés par des conditions de vie âpres, « le rationnement général », dénoncés sans preuves par leurs collègues de travail, licenciés, mis au rancart, et redoutant les intrusions de la milice. Cristina nous livre ce qu’elle subit au quotidien, ses souffrances, sa rage contenue, le spectacle du train « au sol couvert de crasse gluante puant l’urine du couloir bondé de gens sales et affamés sans horizon et qui ne lisent ni Henri James ni Aldous Huxley », des queues de plusieurs heures dans les bousculades pour acheter cher le moindre produit, même périmé, la corruption.
Dans ce contexte, « on » (des agents invisibles), censurent, emprisonnent, éliminent, expurgent, une des méthodes du reste, qu’utilise Winston Smith dans 1984 de George Orwell. Des membres du Parti de Ceausescu – un régime de type totalitaire –, exercent des pressions pour instaurer une vérité unique, ce qui entraîne peu à peu une amnésie collective. Des brutalités et des menaces de mort sont prononcées sans équivoque. Dans ce climat de despotisme, l’avortement est interdit, se procurer des contraceptifs demeure problématique. La tyrannie finit par dominer, les idées nauséabondes s’imposent et les pressions exercées à l’encontre des homosexuel(le)s sont effrayantes, dans un territoire où « le sexe était d’un seul genre, l’amour monolithique », les abus sexuels monnaie courante… Néanmoins, Alina Nelega se fait le chantre d’un magnifique hymne lyrique à la terre roumaine, ce qui prouve combien un être reste attaché à son sol natal : « l’eau glisse entre ses doigts, elle se plonge littéralement la tête dans l’eau propre, plus froide que la glace, qui miroite étrangement aux derniers rayons du soleil qui se couche entre les sapins (…) Les pissenlits ont commencé à fleurir, de petits insectes tournent autour d’elle, elle les chasse et regarde alentour, c’est le premier jour de la Genèse, elle entend les cloches de l’église sonner dans la vallée (…) ».
Le délaissement, l’isolement, la précarité, le tabou de son homosexualité tourmentent Cristina, qui « déteste (…) donner tout à la Patrie qui se fiche de vous, vous abandonne à votre sort, ne vous donne pas à manger (…) oh ma Patrie muette, sans oreilles, sans regard, sans voix qui ne montre pas qu’elle est au courant de mon existence, de mon amour ». Les couleurs ont disparu, seul le gris baigne les corps et les lieux, même le rouge « du quartier ouvrier L’Étendard rouge », du sang. La jeune femme se protège et sauve sa peau, se révolte, se cabre et « écrit presque aussi vite qu’elle pense (…) les mots reviennent à elle comme un flux qui retrouverait une mer apparemment morte, asséchée ». Nana, sa chère et tendre, elle, est « assise sur une autre colline et contemple le monde étouffant dans un mouchoir croupissant, comme dans un lac gelé ».
Yasmina Mahdi
Alina Nelega, née en 1960 en Roumanie, romancière et dramaturge, est lauréate du Prix Observator Cultural, équivalent au Goncourt en Roumanie, en 2020, pour Comme si de rien n’était.
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