Comme si c’était hier, Ariane Dreyfus (par Marc Wetzel)
Comme si c’était hier, avril 2022, 292 pages, 15 €
Ecrivain(s): Ariane Dreyfus Edition: Editions Tarabuste
« La pelouse épanouie
“Venez courir ! Venez courir !”
La petite, l’éclat-fille,
Bondit hors du repas
Rapide comme une balle intacte
Puis roule dans le sommeil,
Carrosse jusqu’au jour,
Ce portail invisible.
Nous restons dans nos chaises
Où s’appuient nos entrailles.
La nuit
Ne sait pas quoi nous donner.
Avant de mourir ?
L’enfant dort seulement,
Au moins nous sommes dans le même royaume » (p.125)
La poète est un esprit foncièrement irréligieux : ici, ni Christ (pour elle, rien d’incarné n’a besoin d’être Dieu), ni Mahomet (le Ciel ne lui semble pas aimer être obéi), ni même le Bouddha (la mort fera le suffisamment tôt détachement) ; projets et désirs de salut lui semblent, comme projets et désirs justement, étrangers à l’écriture : sa poésie construit des présences pour survivre, non pour dépasser la vie. Le quotidien bon sens, même dans l’excès, l’angoisse, la solitude.
« Qu’est-ce que c’est, esprit ?
– Voyons (…) Tout ce qui respire, mais reste » (p.52)
Elle n’aime certes pas le quotidien bon sens pour lui-même, mais bien pour la communauté d’esprit qui le permet, et qu’il promet en retour. Elle n’aime d’ailleurs pas du tout qu’on écrive plus haut qu’on ne pense : l’égalité lui semble la nécessaire (et peut-être suffisante) prise de contact avec la condition humaine, d’autant que le contact est le moyen même de rester à hauteur d’autrui : le parler-haut, à ciel distingué, qui met l’auteur à distance d’oracle de ce qu’il décrit ou commente, lui fait horreur. Dans un entretien avec Tristan Hordé, paru dans Poezibao, on lit ainsi : « Devant ces poèmes crispés sur ces hauteurs dont ils semblent avoir peur de tomber, j’éprouve une véritable répulsion, tout autant physique que morale ».
Elle aime d’ailleurs le bon sens, non parce qu’il est sens, mais parce qu’il est bon. « Plutôt que de créer du sens » dit-elle, « je veux me redonner des forces ». Le sens, c’est l’orientation offerte, c’est la compréhension d’un parti qu’on peut en tirer ; ce qu’elle veut, à l’inverse, c’est se construire une vie d’appoint, formuler ce qui la relance, faire danser quelque chose de plus large qu’elle et qui – fixé par l’écriture – agirait en retour sur tout lecteur bénévole comme sur elle. Elle avance par bonds (l’opposé d’une partie d’échecs, plutôt une de dames réduite à ses saute-moutons !) et percées, qui ne sont jamais tunnels privés, ni confidences confiscatrices, ni mots choisis, mais phrases hantées, relances parfaites, réparties ouvertes, comme des citations du meilleur de sa physiologie (même les étreintes si troublantes qu’elle rapporte semblent, comme des citations charnelles, d’exemplaires concentrés de présence). Comme du Michaux, mais avec la tendre lubricité d’un Apollinaire, et même l’âpre cordialité d’un Mélenchon, ou la candeur revenue de tout d’un Bobin. Elle est donc une très singulière marionnettiste de scènes de vie, mais sans autres fils qu’une parole transversale, qui anime les autres figures en les éveillant, amicalement, à leur propre présence (comme l’ami nous est une belle personne, l’amitié nous fait une belle présence). C’est efficace, émouvant, et toujours direct : l’organisme verbal ondoie beaucoup, mais pense toujours de face.
« Voici mon corps et ne voici plus mon corps.
mais des kilomètres de naissance » (p.42)
Dans La durée des plantes, un recueil de 1998 proposé ici avec trois autres, un style de présence (la végétale) est ainsi rappelé qui, positivement ou par contraste, sera occasion de méditer et changer la nôtre. La plante est vie qui s’installe et s’établit (« Le trésor ne tremble pas dans la nuit. Alors le bulbe sort sa corne enfantine », p.126), buissonne, bourgeonne et se ramifie (« Deux millimètres d’érection vont traverser l’hiver », p.166), se colore, s’ensève et se restructure selon le cycle (« Est-ce la joie d’un seul côté/ Aussi docile que les pétales dans leur nombre ? », p.168). Du dehors, la plante est léchée et rompue, cueillie et fouillée, exposée et faisant pourtant monde à partir d’un quant-à-soi auto-nourri et dansant
« Qui danse
Reste au centre
De dieu en dieu qui n’existent pas, la flamme n’est pas attachée, ne dévore rien.
Malgré tous les fantômes,
N’articule qu’elle-même
Et toutes les histoires » (p.174)
Et cette vie si justement saisie (la plante va librement croître là où elle pourra se former, là où l’animal est tenu de ne se former que là où il pourra croître) est ainsi occasion de respecter autrement le sol (« L’éternité est tout en bas, / Et son odeur n’est pas aimable. / À genoux / Là où personne n’aime respirer/ J’embrasse/ L’ourlet vert de la mort », p.134), d’imaginer ce que serait un sacrifice vegan (« Nous ferons un grand bûcher des angoisses de la terre/ Pour le vouer à la mort qui s’éloignera de nous », p.139), de comprendre notre sexualité à l’étrange lumière de la sienne (la plante s’ouvre sans gestes, pivote sans pieds, et n’a d’appui qu’enterré, alors que, pour nous, « le sexe n’existe/ Que si d’enjamber résonne/ Sa dimension », p.169).
Et puis, l’extraordinaire recueil La bouche de quelqu’un (2003), où, ingénument, l’intelligence et l’amour semblent se rencontrer devant nous. La poète y est jeune encore (elle est à l’âge où son corps peut aussitôt tout ce que son désir pense), l’érotisme trouble beaucoup sans choquer ni salir (elle ne décrit pas les actes sexuels, mais suggère de chacun l’exacte et autochtone ambiance, et les conditions alors vécues), la tendresse n’y surjoue ni la bienveillance – car il est bien clair que dans l’étreinte, le partenaire aussi n’a accès et droit qu’aux moyens du bord – ni la lucidité – car c’est au mieux ce qu’un autre corps pense qu’on vient récolter. Ariane Dreyfus est plutôt physiologiste d’autrui (car « On verrait que les vrais cœurs sont leur propre fée », p.273), et psychologue d’elle-même (« Je resterai jusqu’à ce qu’on embrasse la bouche de mes mots », p.281), jamais l’inverse. Elle sait devenir belle sous des gestes qui passent, des caresses qui saluent dedans en passant dessus. Aimer, semble-t-elle écrire, c’est faire que là où l’un est, l’autre puisse ; et être aimé(e), c’est vouloir bien que là où quelqu’un veut pouvoir, on y soit. Le doux timing d’un exclusif risque mutuel (le tempo vrai de l’ébat, l’enchantement gagné au mérite) est admirablement restitué. Oui, partout ici, intelligence nue, amour cru :
« Ne t’appuie pas sur les fantômes, viens tout seul.
Sexe vivant. Il mérite des baisers de tous les côtés » (p.191)
Et il n’y a pas même besoin de l’amour adulte pour qu’elle ait déjà compris. Dans l’autre recueil (Les miettes de décembre, 1997) proposé ici, la petite fille qu’elle fut, comme celle qu’elle a – sans forcer jamais leur passé (« S’il fallait se souvenir, il faudrait crier », p.41) savent, par et pour leur mère, déjà tout :
« – Tu pleures, Maman ?
– Mais oui. Allez, ma chérie, va courir ! » (p.40)
Mais :
« Maman, si tu avais raison, ça se saurait » (p.75)
Car pour l’une et l’autre, l’âme a la question que les hommes ignorent :
« Si j’ai le ventre écrasé dans l’amour ? » (p.51)
Marc Wetzel
Ariane Dreyfus, née en 1958, fut enseignante, poétesse et critique littéraire. Après, entre autres, L’inhabitable (Flammarion, 2006) et Sophie ou la vie élastique (Le Castor Astral, 2020), le présent livre reprend essentiellement trois anciens importants recueils, Les Miettes de décembre (1997), La Durée des plantes (1998), et La Bouche de quelqu’un (2003).
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