Comme celui qui voit, Essai sur Dante, Jean-Charles Vegliante (par Valérie T. Bravaccio)
Comme celui qui voit, Essai sur Dante, Jean-Charles Vegliante, Editions Tarabuste, octobre 2024, 156 pages, 16 €
Dans le site Tarabuste, on peut lire que cette nouveauté éditoriale se réfère directement à Dante, « prénom célèbre dans le monde entier » (1), mais pas toujours lu. En effet, le sous-titre, Essai sur Dante, sert à diriger le lecteur vers l’œuvre de Dante Alighieri, et plus précisément au vers 58 du chant XXXIII du Paradis, troisième tome de La Commedia : « Qual è colüi che sognando vede », traduit par Vegliante en : « Comme est celui qui voit en rêvant […] » (2).
Puis l’éditeur précise que le long parcours de Dante, enfer-purgatoire-paradis, est particulier car il suit « la force du désir qui entraîne, persiste et pourrait être son ultime garant de vérité » (3). Il met en exergue la « force du désir », l’élan créatif du poète, la puissance de l’invention littéraire qui va l’aider à retrouver sa muse Beatrice, morte très jeune. Cette force du désir est d’ailleurs illustrée dès l’ouverture de l’Essai où l’on peut voir une illustration de Odilon Redon datant de 1914, représentant Dante et Béatrice réunis (une situation qui n’a jamais eu lieu dans la réalité) (4).
L’« effet de réel » est une problématique chère à Vegliante. Dans Un réalisme habité (5), Vegliante explique qu’il s’agit d’une « tension vers la réalité, une quête de précaire assurance contre le néant et la mort (ou l’aride abstraction intellectuelle), cette tentative de penser le monde jamais aboutie, ni davantage acquise que l’existence même : tel est le sens du perpétuel recommencement de l’écriture ».
Son Essai non seulement encourage la lecture des œuvres de Dante (en dévoilant un nombre important de ses mécanismes structurels et un grand nombre de problématiques liées à la création littéraire afin de les identifier et de les mettre à la disposition des poètes d’aujourd’hui et de demain), mais il s’adresse aussi, d’après son titre Comme celui qui voit, à tout poète qui est, comme chacun le sait, « celui qui voit » autrement ou « celui qui voit » en avant. En somme, il s’agit d’une réflexion très approfondie sur la construction de la « matière poétique ». Elle est dévoilée ici, comme dans la vraie traduction, afin que « tout poète, et ses lecteurs de poésie ensuite » (6) puissent s’approprier (d’abord) et (ensuite) réinventer leur propre langue.
L’Essai comporte quatre chapitres.
Le premier, intitulé Un essai en diagonale (pp.09-49), est centré sur la réflexion sur le Temps qui devient espace littéraire. Vegliante expose les « outils » pour le rendre réel en poésie en citant des extraits tirés de plusieurs œuvres de Dante (La Commedia, Vita Nova (7), Convivio et De Vulgari Eloquentia). Le Temps est, par définition, mouvement : il s’anime par la tierce rime, par les tropes dits de répétition, jusqu’à toucher l’indicible, jusqu’à avoir un comportement d’inapaisement (le fait d’être toujours en mouvement) comme moyen de s’élever encore, aller de l’avant.
Le deuxième chapitre intitulé « Désormais Clair le fleuve de mémoire » (pp.50-77) aborde le contexte historique très violent dans lequel Dante a vécu. Et quand la fiction littéraire croise l’autobiographisme, cela pose la problématique de la réception littéraire et de l’adhésion des lecteurs. Selon Vegliante, la véritable leçon « C’est cette sorte de sourire en apesanteur, vraie modalité du “comique” sacré, selon Dante – une sorte de genre littéraire neuf, ou un outre-genre, si fin et, au fond, si difficile à saisir –, qui devrait nous accompagner au sortir de notre lecture (et retour sous les étoiles) » (8).
Le troisième chapitre intitulé Questionnements presque infinis (pp.79-121) est centré sur la traduction, désormais considérée en tant qu’instrument critique au service de l’interprétation.
Et enfin, le quatrième chapitre, Dans la peau d’un Dante (pp.122-129), se réfère aux images imprimées dans la mémoire du lecteur. On a souvent tendance à associer les textes de Dante à la représentation plastique de Gustave Doré (ou bien aux illustrations de Sandro Botticelli, aux œuvres picturales, comme celles d’Eugène Delacroix, de William Bouguereau, etc.). Or, Vegliante attire l’attention sur des extraits très subtils, inspirés, par exemple, de l’expérience quotidienne de dormeurs en train de rêver, en train de balbutier : « Soupirs, clics et sifflements, sons mouillés, salive… et enfin un mot ou deux plus clairs, semblant remonter d’on ne sait quel tréfonds enfoui : Per che… scempio, bien plus tard devenu, au treizième chant d’Enfer, Perché mi schiante ? du suicidé Pier della Vigna soufflant “comme fait un bois vert, si on le brûle / par l’un de ses bouts, qui de l’autre gémit / et bave en sifflant par le vent qui s’échappe”, après que le voyageur d’outre-tombe en a brisé un rameau » (Enfer, XIII, 40-42).
Cet Essai, comme on peut le constater, est le fruit d’une très longue fréquentation de l’œuvre de Dante. Et, l’entretien avec Gwen Garnier-Duguy (9) donne de précieuses informations sur le rapport de Vegliante avec l’œuvre de Dante. En effet, comme Dante qui doit inventer sa langue, Vegliante déclare qu’il a dû, lui aussi, s’approprier une « langue non maternelle […] mais élue – le français – à travers une remontée aux sources karstiques de [son] besoin d’écrire (j’ai essayé de l’exprimer bien plus tard par le poème géographique Source de la Loue, dans Rien Commun) (10), tâtonnante expérimentation de rythmes impairs et de récritures d’une sorte de malgré tout « origine », le grand Livre de l’Alighieri (11).
On devine alors que cet Essai n’est pas seulement dirigé vers l’œuvre de Dante mais qu’il est aussi, implicitement, dirigé vers l’œuvre de Vegliante. Sa « matière poétique » s’inspire de celle de Dante tout en la faisant évoluer. Les œuvres de Vegliante témoignent de cette évolution.
Toute la réflexion de Vegliante sur la « matière poétique » tient dans la structure de cet Essai qui pourrait faire penser aux quatorze vers d’un sonnet revisité (12). En effet, les deux premiers chapitres sont articulés en cinq paragraphes. Le troisième chapitre, Questionnements presque infinis, est articulé en quatre paragraphes. Enfin le dernier chapitre pourrait faire penser à un « envoi » puisqu’on peut y lire un appel au lecteur : « Reste alors, lecteur, derrière ta table, / à repenser ce qu’à grands traits l’on dessine, / pour en jouir bien avant d’être lassé. / Je t’ai servi : maintenant seul nourris-toi » (extrait de Paradis X, 22-25).
Je pense que cette citation de Dante pourrait également être prononcée par Vegliante pour encourager son lecteur à lire et interpréter ses poésies. Et, après l’expérience qu’il a acquise à la lecture de l’Essai sur Dante, peut-être arrivera-t-il, en tant que poète, à aller de l’avant lui aussi ?
Valérie T. Bravaccio
(1) https://www.laboutiquedetarabuste.com/LES-COLLECTIONS.a/b57058a/Jean-Charles-Vegliante
(2) Dante Alighieri, La Comédie, édition bilingue, présentation et traduction de Jean-Charles Vegliante, Poésie/Gallimard, 2021, p.1196-1197.
(3) Cf. note 1 ci-dessus.
(4) O. Redon, Dante & Béatrice https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Odilon_Redon_-_Dante_et_B%C3%A9atrice.jpg. Cette représentation, qui réunit Dante et Béatrice, face à face, crée un contraste avec la célèbre représentation picturale de Henry Holiday Dante and Beatrice, 1884 https://fr.wikipedia.org/wiki/Dante_et_B%C3%A9atrice, laquelle se réfère à un épisode malheureux pendant lequel Beatrice refuse de saluer Dante.
(5) J.-Ch. Vegliante, Un réalisme habité, https://www.recoursaupoeme.fr/un-realisme-habite-poesie-italienne-des-annees-1970-fortini-sereni-et-aussi-raboni/.
(6) Jean-Charles Vegliante, Comme celui qui voit (cit.), p.8.
(7) Dante Alighieri, Vie Nouvelle, édition bilingue de Jean-Charles Vegliante, Classiques Garnier, 2011. Présentation et commentaires de J.-Ch. Vegliante d’après l’édition critique de Guglielmo Gorni. Version française de J.-Ch. Vegliante, avec Marina Marietti et Cristiana Tullio Altan (2ème édition en 2024).
(8) Comme celui qui voit (cit.), p.76.
(9) Idem p. 93-112.
(10) Jean-Charles Vegliante, Rien commun, Belin, 2000.
(11) Comme celui qui voit, (cit.) p.95.
(12) Le sonnet est pour lui une forme fixe revisitée, comme on peut le lire dans Sonnets du petit pays entraînés vers le Nord et autres jurassiques, L’Atelier du Grand tétras, 2019.
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