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Colombey est une fête, Aurélie Chenot (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 17.05.22 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Récits, Inculte

Colombey est une fête, Aurélie Chenot, mars 2022, 192 pages, 15,90 €

Edition: Inculte

Colombey est une fête, Aurélie Chenot (par Gilles Banderier)

 

Le domaine de La Boisserie, à Colombey-les-Deux-Églises (Haute-Marne), est entré dans l’Histoire en même temps que son dernier propriétaire, Charles de Gaulle, qui l’avait acquis en 1934. Ce fut à la fois une maison familiale et un endroit où il recevait ses fidèles, mais également le lieu où le Général écrivit ses Mémoires. Mais De Gaulle n’a pas fait construire La Boisserie et l’histoire de la demeure ne commence pas avec lui. Dans Colombey est une fête, Aurélie Chenot consacre à un précédent occupant le livre qu’il mérite. Le nom d’Eugene Jolas ne dit pourtant plus rien à personne, si ce n’est à quelques érudits et bibliophiles.

Il était né en 1894 près de New York et, du fait de circonstances qu’on découvrira, avait grandi en Moselle, qui n’était pas alors un département français, mais faisait partie du Reich allemand. L’enfant vécut dans un univers multilingue, où se croisaient l’allemand, le français, le luxembourgeois, l’alsacien et le platt (dialecte alémanique de la Moselle).

Les Allemands, nombreux, se comportaient comme ils savent le faire en terrain conquis et dans son autobiographie, Man from Babel (1998), Eugene Jolas les représentera en des termes qui ne sont pas sans évoquer, de l’autre côté des Vosges, les albums de Jean-Jacques Waltz, dit Hansi (1873-1951), profondément germanophobe (ce qu’on lui reproche à présent). Mais ce milieu d’Alsace-Moselle allemande était complexe et il en sortira également un des esprits les plus érudits et les plus cosmopolites qui aient jamais été, Ernst Robert Curtius, historien de la tradition littéraire européenne et commentateur de T. S. Eliot ou de Joyce, qu’on retrouvera.

Jolas se situait à l’intersection d’au moins trois cultures, car l’Amérique n’avait pas été oubliée et, en 1911, il partit pour New York, s’éloignant ainsi d’une guerre que chacun devinait prête à éclater dès qu’une occasion lui en serait donnée. Pendant dix ans, Jolas vécut du journalisme, lisant énormément, avant de retourner en Moselle redevenue française. Écrire que les années de l’entre-deux-guerres correspondirent à un intense bouillonnement intellectuel serait en-dessous de la vérité. Tout se passait comme si, dans la joie simple d’être encore vivants, d’avoir échappé à la plus effroyable boucherie de tous les temps et à sa postface maudite (la grippe espagnole), les gens avaient été pris d’une frénésie d’existence. Jolas redevint journaliste, cette fois pour des périodiques américains disposant d’éditions françaises et « monta » à Paris, où il coudoya des écrivains de tous plumages (dadaïstes, surréalistes, etc.) et de toutes origines, où une solide colonie anglo-saxonne jouait l’invitée d’honneur. Émergeait du lot un exilé irlandais qui semblait connaître toutes les langues et toutes les littératures : James Joyce. Il est difficile de se représenter, à un siècle de distance, le choc que constitua la publication de Ulysse (février 1922), qui représentait alors le comble du modernisme littéraire.

Jolas, qui s’était lié d’amitié avec l’écrivain irlandais, s’était également marié, avait eu un premier enfant et avait lancé une revue, tout cela supposant des chambres, des bureaux et de la place pour du stock ; en un mot de l’espace et, même si Paris n’était pas alors aussi inabordable qu’aujourd’hui, les prix de l’immobilier imposaient des limites. Le couple Jolas jeta son dévolu sur une bâtisse du XIXe siècle sise à Colombey-les-Deux-Églises, laquelle deviendra la base de la revue transition (sans majuscule), publiée toute en anglais, qui fera connaître au public américain les grands et moins grands auteurs du moment. Les revues littéraires, on le sait, sont pour les écrivains à la fois des rampes de lancement leur permettant de se faire connaître et des nécropoles, s’ils n’arrivent pas à s’en extraire.

La revue transition a connu le sort de la plupart d’entre elles, consultables dans les bibliothèques et atteignant des prix soutenus quand une collection passe au catalogue d’un libraire d’ancien. La revue de Jolas demeure surtout connue pour avoir publié en pré-originale (et sous un autre titre) Finnegans Wake de Joyce, qui apporta beaucoup de soucis à Jolas, car l’Irlandais était, comme Balzac et Proust, un cauchemar pour les typographes, un de ces écrivains qui refont leurs œuvres sur épreuves et donnent l’impression qu’il serait plus facile de leur prélever un rein que de leur faire signer un bon à tirer. transition fit également paraître des traductions anglaises de Kafka (Jolas avait rencontré Max Brod) et Alfred Döblin, ainsi que des dizaines d’autres écrivains prestigieux ou non. La famille Jolas finira par s’établir en région parisienne, rendant La Boisserie à ses propriétaires, avant qu’en 1934, un officier qui cherchait du calme pour sa fille malade n’en fasse l’acquisition. Jolas retourna aux États-Unis observer de loin l’autre guerre qui arrivait, mettant en 1938 fin à la revue transition. Il décédera en 1952, à Paris, où il était revenu. Le livre d’Aurélie Chenot constitue un bel hommage à une « petite main » de la littérature.

 

Gilles Banderier

 

Née en 1973, Aurélie Chenot est correspondante locale pour le Journal de la Haute-Marne. Colombey est une fête constitue son premier ouvrage.

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).