Clore (7 et fin), par Didier Ayres
Plus avant dans la soirée.
19 h 41.
Pas le temps universel, mais l’écoulement du temps. Ça m’effraie.
Un peu de fromage ?
Suisse ?
Ça me ferait plaisir.
C’est le groupe, le groupe de suisses qui sont habillés avec de drôles de chemises.
Chagall ? Manessier.
Tu préfères Satie à Debussy ?
Pour la poésie, j’aime Debussy ; mais pour le théâtre, Satie.
Secrètement, il y a mille voix unies dans le soir qui bourdonnent, tu vois là, dans le cloître, une sorte de paix rouge, dans les coupes et dans l’ivresse.
Tu dis ça très bien.
Non. Une angoisse.
Alors à quel titre ?
Je ne sais pas ; des impressions ; comme des traces, une cicatrice violente qui se serait refermée sur elle-même.
L’exposition Chagall ?
Manessier.
Pour moi je préfère Morandi.
Ça me va.
Une petite prune à l’eau de vie ?
C’est le cadre idéal pour une photographie.
Paul des oiseaux ?
Oui, c’est mieux que Chagall.
Je n’abîme rien, ne vous inquiétez pas.
C’est l’œil, c’est l’œil qui regarde l’œil au-dedans de lui-même. Un peu dans la mystique bouddhique et la présence du vide au milieu du plein, une façon de rester en contact.
Le groupe, le groupe. Va avec le groupe.
Les Suisses ?
Je ne sais pas. Mais le cadre photographique est idéal.
L’œil au milieu de l’œil, c’est ça ?
C’est très sérieux. On est toujours surpris. Le bleu, par exemple, c’est la couleur du ciel, mais le jaune, moi je trouve que c’est très morbide.
La gamme chromatique alors ?
Dans le cadre de la photographie. Ça irait ?
Je n’aurais rien à dire s’il n’avait pas parlé de l’œil intérieur. Mais la perception, ça existe. C’est comme la perception du visage qui consiste en la perception de soi. Disons notre propre perception de nous-mêmes, à chaque instant, au sein de n’importe quelle activité sociale. Notre visage qui reçoit la présence immatérielle des autres, le dedans par le dehors.
C’est une espèce de folie douceâtre cette fête, une ambiance.
Elle ? Elle a exploré Balzac et les trois mille deux cents entrées de l’époque. C’est fou ?
Ça veut dire quoi ?
Qu’elle est incapable d’écrire quoi que ce soit finalement. Elle parcourt le Livre des morts, Plutarque et des manuscrits de la Renaissance dont le Courtisan de Castiglione.
Tu as bien fait d’appeler. Il m’était complètement sorti de la tête. J’étais angoissée sans le savoir. Sans le ressentir. Juste l’habitude de ma propre nervosité, être entreprenant, être sur différents lieux à la fois. À la fin on ne sait plus si c’est l’angoisse ou autre chose. On est habitué.
Voilà : Les Tragiques, d’Aubigné.
Mais l’angoisse cela témoigne de quelque chose ; l’inquiétude, l’impatience, la mauvaise tranquillité, comme si idéalement on était endormi. Oui, mourir petit à petit. C’est vraiment une possibilité que je n’ai jamais envisagée autrement. Et l’argent ? Oui, l’argent ? C’est terrible ça, l’argent. Moi ça m’angoisse. Et même si je n’avais plus rien, même pas une once de spiritualité, je ne trouverais pas ça bien. Je me suis endormie avec quatre somnifères hier soir. Presque morte. Croire. Ne pas croire. Penser à l’argent. Ne pas y penser. C’est inoffensif et ce n’est pas comparable à cette angoisse nocturne. C’est comme cet insecte qui frappe le coin d’une vitre d’une maison allumée, que la lumière attire et fera mourir dans la nuit. C’est horrible. Je ne supporte pas. On se fait du mal, et tout au long c’est de l’angoisse, parce que l’on sait, un aveugle en sait autant que nous et bien plus.
C’est assez embrouillé, je te l’accorde.
On sort ? On sort ?
Vers le quart.
Il faudrait veiller vingt-quatre heures par jour puisque dimanche n’est pas universel. C’est de la folie c’est tout.
FIN
Didier Ayres
- Vu : 2421