Clore (4), par Didier Ayres
On peut considérer que les paroles qui suivent sont du même ordre que les précédentes, avec quelque chose en moins, comme si le texte diminuant, se densifiait et allait vers l’essentiel. Donc, il est tout à fait envisageable que l’acteur s’adresse directement au public, par exemple depuis un proscenium, comme si l’acteur pouvait parler aux spectateurs sans la convention de la scène, un peu comme le font les orateurs des Speakers’ Corner à Hyde Park. En tous cas, on doit sentir que quelque chose a changé dans la manière dont évolue l’action.
J’ai un peu peur. Vous savez comme dans Vargtimmen, où le peintre écoute cette minute. Écoutez. Vous entendez ? Cette minute. Juste pour se contempler, les yeux dans les yeux. Pour être convaincant. De la dépression. C’est comme cela que ça s’appelle. Pour moi, il y a une force, un mouvement violent, une puissance en surcroît, qui permet de poursuivre, vous savez, quelque chose comme le struggle for life. Une lutte. Parce que la mort n’a aucun attrait. Non, c’est juste un peu de peur. Le trac. Pour finir, on a tous conscience que ce n’est pas une invention, je veux dire, mourir. Le trépas, c’est ça, en vérité, que l’on redoute. Toi ? Moi ? Nous ? Nous. D’accord, nous. Le trépas c’est le trépas et c’est justement ce qui fait peur parce qu’avec la mort, tout est déjà fini, on ne peut rien regretter, mais au moment de disparaître, on croit que l’on peut changer encore, que l’on peut reprendre souffle. Écoutez. Écoutez ! Cette vieille chanson irlandaise. L’univers est trop petit. Trop confiné. C’est moche, non ? De mourir. C’est moche, n’est-ce pas ?
Puis le théâtre reprend le dessus. On reste peut-être encore quelques instants en compagnie de ce personnage désespéré, là, devant le rideau de scène. D’ailleurs, cette occasion serait bonne pour changer le décor de la pièce. Je ne sais pas au juste décrire ce nouveau paysage scénique. Une cour d’école ? Ou une salle de théâtre, qui pourrait faire le pendant en négatif de la réalité physique d’où la pièce se joue, disons, renverser la salle. Toujours est-il qu’il faut voir là une agora, un endroit où l’on débat. La toute première pièce que j’ai vue dans ma jeunesse, était de Brecht, et mon souvenir de ce théâtre épique tient aux chansons, aux moments chantés de la pièce. On peut concevoir qu’il y ait des coupures dialectiques de cette espèce dans le spectacle. C’est ainsi, qu’une cour d’école conviendrait aussi, mais en dehors des heures de classe. En vérité j’écris ces lignes surtout pour souligner que l’on est à peu près aux deux tiers de la pièce, et qu’il est très possible de voir ici les prémisses du début de l’acte II.
Moi ? Ça ne me dit rien.
Quelle voiture ?
Une B.M.V.
Tu veux quelque chose ?
Oui, un petit peu de scotch.
Elle n’a pas quitté l’Allemagne depuis dix ans.
Tu crois ça, toi, que c’est une opération de chirurgie plastique ?
Il est riche ?
Non.
Alors ?
Mais, c’est un accident. Il peut faire valoir cela. Pour l’assurance santé.
Richesses. Richesses.
Tu te souviens de l’adaptation de Madame Bovary par un cinéaste russe, où Emma répétait si bien : L’ARGENT ! L’argent. L’Argent. L’argent !!
L’utopie.
L’utopie marxiste.
Eh bien ?
Tous les riches accumulent. Ils retirent de la fluidité des objets qui circulent une part inerte, qui augmente le développement de leur capital. Alors, comment est-il possible qu’ils s’enrichissent indéfiniment ?
Regarde du côté des pauvres. Un grain de sable à côté d’un autre grain. C’est poreux. Tu vois. Cela ne retient pas le capital, cela n’absorbe pas. Cela diffuse. C’est ainsi que le capital s’accumule, par porosité.
Je suis perdue avec les chiffres.
La richesse ce n’est pas pareil. C’est presque poétique en un sens.
Je ne sais pas.
Tu es dans le catalogue.
Non, là, je ne suis plus. Je crois qu’il en sont à l’acte III, mais je reconnais pas la musique.
Les Troyens.
Berlioz ?
Oui. C’est là, tu vois, c’est écrit.
La musique romantique.
Petite coupure dans l’action. Une sorte de fondu enchaîné avec l’action suivante. Où le noir sur scène permettrait aux acteurs de changer rapidement de place, voire de costume. Car j’aime penser que tout est toujours nouveau, résolument moderne au sens de Rimbaud.
Mais souffrir ? Je veux dire, étouffer. Là, dans la cage thoracique. L’impossibilité de respirer. Une impossibilité physique, tu vois.
Un peu de patience, voulez-vous ?
J’avais les yeux comme brûlés.
Tu arrives.
Il réfléchit à une statue pour la fondation.
Un peu de tabac ?
Je veux bien.
Sur la balustrade.
Souffrir ?
Presque rien. Juste un petit picotement. Rien.
Ça a l’accent du vrai.
Devant un escalier.
Tu tournes ?
Ils veulent plus de liberté, alors ?
Une histoire.
On nous berne.
C’est du pur storytelling, non ?
Une petit groupe éclairé depuis le fond de la scène.
Tu écoutes ?
Cette école est née en 2009, ils appellent cela le divisionnisme, le divisionnisme au théâtre ! Quelle sottise !
Suivie par deux ou trois intellectuels irréductibles et prétentieux, non ?
Mais cela a des bases scientifiques, surtout si on croit qu’il existe des fractions, des fractions de fractions, des fractions de fractions de fractions, etc.
Une autre groupe éclairé à l’opposé du premier.
J’ai jeté une flamme dans une masse de fougères sèches, juste pour détruire. Cela fait tant de bien. Détruire.
Il est fou ?
De mon temps on aurait dit lunatique.
Une sorte d’illuminé.
Un Machiavel en chaussons.
Puis, on retrouve certains acteurs dans des tenues de tous les jours, sur le proscenium, devant le rideau de scène qui se ferme une seconde fois.
Cela se couvre, n’est-ce pas ?
Il n’y aura rien avant dix-sept heures ?
Ils aiment la musique ?
Debussy ?
Cela vous dit ?
De la musique française ? Ce n’est pas trop symbolique.
La sonate au clair de lune ?
Une petit cigare, cela vous dit ?
Oh l’odeur du tabac, on en meurt, non ?
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Didier Ayres
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