Clochemerle, Gabriel Chevallier
Clochemerle, 384 pages, 6,30 €
Ecrivain(s): Gabriel Chevallier Edition: Le Livre de PocheGabriel Chevallier (1895-1969) est avant tout pour moi l’auteur de La Peur (1930, son second roman), dû à un intérêt particulier pour les récits de la Première Guerre mondiale – et je tiens La Peur pour l’un des plus puissants. Seulement, j’aime aussi la littérature ayant pour cible la bêtise humaine, avec Madame Bovary en plein dans le mille, et Clochemerle (1934) a pour réputation d’en faire partie, et bonne encore.
Confirmation : ce roman est un chef-d’œuvre humoristique, et un vrai. La preuve par l’absurde ? Ce n’est pas un hasard s’il a rencontré du succès aussi en anglais, en espagnol ou en allemand : Chevallier excelle dans la formulation « à chute », ces fins de phrase qui font sourire, autrement dit il pratique un humour qu’on pourrait qualifier d’universel puisqu’il résiste à la traduction.
L’histoire est connue : durant l’été 1923, le petit village de Clochemerle, dans le Beaujolais, est mis sens dessus dessous suite à une décision du maire, Barthélémy Piéchut : installer une pissotière à l’entrée d’une impasse juste à côté de l’église… De cette décision liée à des ambitions politiques (ah ! le progressisme comme religion politique !…) découleront toute une série d’événements rocambolesques dont l’apogée sera ni plus ni moins que l’envoi de la troupe pour y mettre bon ordre… à ceci près que la présence de celle-ci mènera à un surcroît de violence…
Cette histoire anecdotique ne serait certainement pas passée à la postérité si Chevallier ne l’avait parsemée d’aperçus biographiques sur nombre de protagonistes qui sont autant d’histoires hilarantes, menant parfois en absurdie, et en tout cas toutes destinées à montrer la bêtise humaine en action, avec ses deux corollaires : la petitesse et la veulerie. Du coup, Clochemerle est aussi une galerie de portraits qui, du pharmacien au sombre employé de bureau ministériel en passant par le notaire ou la belle femme de l’aubergiste, réjouissent par leurs aspects parfois farfelus mais qu’on imagine volontiers réalistes.
D’ailleurs, cet effet réaliste est renforcé par un petit « truc » narratif dont se sert Chevallier : par des touches subtiles, il parvient à donner l’impression que la matière de son roman est en fait condensée, synthétisée par différents témoignages de personnes ayant assisté voire pris part aux événements racontés ; à ce titre, les deux chapitres où le garde-champêtre Beausoleil tient le crachoir face au narrateur (ce « je » rare autant que soi-disant « historien ») sont particulièrement savoureux, et montrent toute l’étendue du savoir-faire littéraire de Chevallier, par ailleurs responsable de belles embardées lyriques où pointe un rien d’ironie, comme dans cette plus que plaisante évocation de l’arrivée du printemps :
« C’était besoin ancestral de traquer de belles filles neuves, aux flancs immenses comme l’éternité, avec des poitrines et des cuisses de paradis perdu, et sur ces vierges palpitantes, sur ces plaintives biches d’amour, de se jeter comme des demi-dieux triomphants. Et chez les femmes renaissait le désir biblique, toujours présent, d’être des tentatrices, nues sur des prairies, avec la caresse des vents dans leurs toisons impatientes, le bondissement autour d’elles de grands fauves dociles venant lécher le pollen de leur corps en fleur, tandis qu’elle attendent l’apparition du conquérant auquel d’avance elles ont consenti la défaite qui est leur victoire hypocrite ».
De pareils tours de force stylistiques, on en trouve à foison dans Clochemerle, et d’autres grivoiseries encore, parfois parfumées de vin, et bien des exemples d’une sublime bêtise (ah ! ces cocus qui s’ignorent ! que de remerciements la littérature leur doit-elle !…), mais il y a mieux encore. C’est qu’à partir de cette histoire extrêmement locale, Chevallier parvient à critiquer avec humour l’immobilisme des institutions internationales (une conférence sur le désarmement interrompue parce que le représentant français est rappelé à cause de… Clochemerle ; de toute façon, c’était mal parti étant donné la façon dont Chevallier présentait les revendications de chaque pays, cocasses si elles n’étaient le reflet biaisé de la réalité).
Mieux encore : l’auteur de La Peur profite de l’évocation des gradés de la troupe chargée de ramener bon ordre à Clochemerle pour dire tout le bien qu’il pense de l’armée en quelques pages qui doivent le venger des souffrances racontées dans son second roman. On pourrait citer l’intégralité de ces pages, tant elles sont féroces et militent plus pour l’antimilitarisme que bien des textes sérieux. Juste une formule, pour le plaisir : « Dans la vie civile, Tardivaux eût été catalogué parfait voyou. Dans l’armée d’Afrique, il faisait un excellent sous-officier ».
Et voici qu’un roman humoristique sur une petite ville de province, les petites ambitions de ses habitants, la globale et sereine bêtise qui la peuple (il faudrait des pages sur l’instituteur Tafardel, qui doit être l’arrière-petit-neveu de Homais, ou quelque chose dans le genre), s’élève à la hauteur rare d’une satire souriante de la société dans son ensemble, représentée par les Clochermerlins, du plus pauvre à la plus riche, les hommes politiques et les militaires. C’est peu de dire qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre.
Didier Smal
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