Civilisé, Walter Ruhlmann
Civilisé, Walter Ruhlmann, éd. Urtica, juillet 2017, 42 pages, 7 €
Ecrivain(s): Walter Ruhlmann
La tendreté est un mot de boucher
Civilisé est à prendre à rebrousse-poil, car ce terme prend ici une connotation péjorative. Walter Ruhlmann nous livre un recueil sans concession, sombre, parfois brutal et désespéré.
J’écrase les mégots dans des tasses de thé,
je sens le gaz souffler à mes narines,
un air marin de pacotille.
Éros et Thanatos se livrent à une danse plutôt macabre et c’est Thanatos qui mène. Civilisé fait partie de ces recueils qu’il est bon pour un auteur de cracher, le genre de crachat qu’on balancerait à son reflet dans la glace, un reflet que l’on a du mal à supporter. Éros ici est dénudé de ses rêves et parures, le reflet dans la glace est sans pitié, reste alors le sexe et la mort, et quand même le sexe a un goût trop amer, reste la mort qui nous dévisage. Civilisé, c’est déjà mourir à son être le plus profond, c’est peut-être le trahir. Walter Ruhlmann se dévisage lui-même ici, se débite même, corps tout entier, sucs et trippes. Un regard impitoyable qui englobe ses semblables et dissemblables.
Elle navigue en radeau sur des rivières d’éthers,
des lacs de méthadone brûlée,
des ruisseaux de lisiers.
Le glauque, l’infâme hantent ces pages, et la mort du père est une blessure qui demeure à vif.
Père
j’écris depuis le sac
enfermé comme un chat
prêt à être noyé
Le corps se délite et la peur, la douleur, deviennent rage.
J’aurais besoin de profondeurs,
De ces abysses incommensurables :
Les trous béants, les failles sans fond,
Les caves ouvertes comme des bouches prêtes à sucer.
(…)
Superficie douteuse, superficiel je suis,
les profondeurs me recrachent, elles me vomissent
Walter Ruhlmann comme le figure l’illustration de Norman J. Olson en couverture, se livre nu, plus encore, il nous déroule ses entrailles, matière et odeur et comme le hurle le titre du dernier poème « Tu pue sapiens ». Il y a pourtant comme une quête sous-jacente dans ce recueil, une quête de pureté sans avoir besoin de se trahir, pureté que l’auteur va chercher dans un passé mythique personnel où les princes auraient des ailes, mais toute histoire a une chute, tout nous ramène au sol et le sol à la pourriture. Difficile de trouver une rédemption à la condition humaine, le civilisé n’a jamais eu cette innocence originelle où les anges ne salissent pas leurs ailes et où la chair ne serait pas corruptible. Civilisé cherche à tâtons dans le noir, la moiteur, la profusion des corps, sa nature perdue et ce jusqu’à l’excès et la turpitude.
J’ai passé tant de nuits à baiser,
sucer des queues tendues,
caresser des peaux ternes, des poils gris
(…)
Un hôtel sans limite
le ciel seul comme frontière
(…)
Et j’attendais mon tour
le cul dressé à plaire
La nature qui elle-même dans ce recueil nous renvoie souvent une image sombre et abjecte.
Chacals, vautours, freux, scolopendres
tous viendront goûter à ma viande
Civilisé veut dire mentir et c’est de ce mensonge obligé que suppure la haine de soi. Ici les mots deviennent des armes de vérité, pour dire ce qui ne se dit pas, pour dire ce que le civilisé est censé taire.
Inspirer la fumée par tous tes orifices,
le cul branché en permanence sur les fourmilières chatoyantes
chatouillé des cuisses à la nuque
anus gonflé par les piqûres d’insectes,
ou par la bite de tes contemporains :
vas te faire enculer.
Il y a de la noirceur, de la lucidité et aussi beaucoup de tristesse dans ce recueil.
Tu ne détestes rien, tu aimes ce qui vient,
tu n’es qu’un trou de plus
avalant les ruisseaux gras,
goûtant leurs flots infâmes
Mais on ne peut s’empêcher de voir au-delà de cette obscurité, car la force qui habite ce recueil est de celle qui sait crever les ténèbres.
Cathy Garcia
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