Chroniques du Pays des Mères, Élisabeth Vonarburg (par Ivanne Rialland)
Chroniques du Pays des Mères, Élisabeth Vonarburg, janvier 2021, 773 pages, 10,30 €
Edition: Folio (Gallimard)
La Collection Folio SF propose en ce début d’année une version poche du chef-d’œuvre d’Élisabeth Vonarburg dont les éditions Mnémos publiaient en 2019 pour la première fois en France l’édition de 1999 révisée par l’auteure.
À cette occasion, dans un entretien donné au site canadien Juste un mot (https://justaword.fr/interview-élisabeth-vonarburg-171c4f2aace0), Élisabeth Vonarburg revenait sur l’origine des Chroniques du Pays des Mères, dont la première édition remonte à 1992 : elles seraient une réaction à la dystopie misogyne de Charles Éric Maine, Alph.
Les Chroniques répondraient ainsi à la question : « Qu’est-ce que ça ferait, plus vraisemblablement que dans Alph, et donc sur tous les plans (y compris linguistique) s’il y avait beaucoup plus de femmes que d’hommes, et que ce ne soit pas une dystopie ? ».
Qualifier, comme le fait l’auteure, le roman « d’expérience de pensée » n’est pas minimiser sa qualité romanesque : c’est justement la force immersive de la fiction de nous permettre de vivre cette expérience d’une manière proprement bouleversante – par la capacité qu’Élisabeth Vonarburg a de nous admettre de plain-pied, durant quelques 700 pages, dans un monde matriarcal vraisemblable et consistant, aux niveaux politique, philosophique, linguistique et religieux.
Cet univers, elle en crée la géographie, mais surtout le passé – hanté par des bouleversements catastrophiques et révolutionnaires qui font du roman une œuvre majeure de l’écoféminisme. Les différents systèmes politiques que tantôt elle suggère, tantôt elle détaille sont autant de possibles réactions à la pénurie qui régit ce monde : pénurie de terres – inondées du fait du réchauffement climatique, ou trop polluées pour être habitables – de ressources (de métal, en particulier), et d’hommes, puisqu’une mutation a entraîné à la fois un déséquilibre des sexes – les filles naissant bien plus nombreuses – et une diminution globale de la fertilité.
La richesse de la narration, qui alterne le point de vue de différents personnages, à différentes époques, mêlant correspondances et journaux intimes, est servie par une langue élégante, adoptant un féminin neutre frappant de naturel. Ce travail linguistique contribue de façon cruciale à l’immersion fictionnelle – en nous faisant adopter à un point de vue au féminin sur ce monde – et à sa portée critique. Il rend évidente l’interaction de la langue et de nos représentations du monde, et pose, depuis l’autre côté de la barrière du genre, la question de l’inclusivité – puisque le personnage principal, Lisbeï, est peu à peu amenée à mettre en question l’université linguistique du féminin en même temps qu’elle devient plus sensible aux limitations politiques et sociales imposées aux hommes.
C’est aussi une relecture au féminin de la religion chrétienne que met en scène le roman : la double résurrection de Garde, fille d’Elli, élément fondateur de la religion du pays des mères, est au cœur de la quête de Lisbeï. Au-delà de son rôle-clé dans l’intrigue, la mise en question des livres sacrés du pays des mères sert une réflexion sur la fonction politique de la religion, le lien entre archéologie et légende, entre géographie et histoire, histoire et mythe, qui contribue largement à la profondeur méditative de ce roman majeur.
Ivanne Rialland
Élisabeth Vonarburg, née en 1947, est une auteure québécoise de premier plan et une animatrice essentielle de la science-fiction canadienne. Ses romans et nouvelles ont reçu de nombreuses récompenses dont en 2018 le prix extraordinaire des Utopiales pour l’ensemble de son œuvre.
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