Chronique d’une mort annoncée, Gabriel Garcia Marquez, Le Livre de Poche (par Léon-Marc Levy)
Chronique d’une mort annoncée (Crónica de una muerte anunciada, 1981), Gabriel Garcia Marquez, Le Livre de Poche, 1987, trad. espagnol (Colombie) Claude Couffon, 116 pages, 5,70 €
Edition: Le Livre de PocheLe titre du roman induit les jeux de temps auxquels Garcia Marquez se livre dans ce récit. « Il mourra, il est mort, il meurt » scandent les lignes de l’assassinat de Santiago Nasar. La virtuosité sans pareille du maître colombien conjugue à l’envi ce verbe, nous entraînant dans un tourbillon narratif aussi vertigineux que réjouissant. Car ce roman, baroque et burlesque de bout en bout, est d’une grande drôlerie. Mais comme il se doit avec le maître colombien, les lignes de tension qui structurent le récit relève des plus hautes traditions classiques.
Ainsi la métaphore christique qui tient la totalité de la narration. Santiago Nasar est condamné par une dénonciation calomnieuse. Les événements qui s’ensuivent – et qu’un chroniqueur-narrateur va rapporter par le menu – constituent une machine infernale que rien ni personne ne semble pouvoir arrêter, pas même les plus hautes autorités qui savent ce qui va arriver. Pilate n’était pas favorable au supplice de Jésus, mais l’opinion publique l’a contraint à laisser faire. Ici aussi la Vox Populi – tout le monde dans la ville est au courant du meurtre qui se prépare sauf… l’intéressé – joue le rôle d’une fatalité meurtrière.
L’autre source vive du roman, c’est la tragédie grecque. Le chœur sait tout, dit tout – l’avant, l’après, le pendant, inondant le lecteur d’une information minutieuse qui en fait, à son tour, un parfait sachant. Dès le début, avant le drame, nous savons qui va mourir, quand, où, et très vite pourquoi. Comme Cassandre, ramenée par Agamemnon en Grèce, dit le destin tragique : elle est celle qui sait comment cela termine. Dès le début du livre, je connais déjà la fin et je dois continuer à lire. Comme un auteur, comme nous lecteurs. Elle sait qui va mourir. Nous savons aussi.
Toute la ville donc sait que Santiago va être assassiné. Et Garcia Marquez va se jouer avec délectation de cette situation. Tout le monde sait mais personne ne va le dire à l’intéressé. Non pas par complicité avec les deux assassins mais par distraction, inadvertance, incrédulité, négligence. Là encore, on retrouve la fonction du chœur : il sait, il dit mais surtout il n’agit pas, il n’entre pas dans les situations, ne pèse pas sur le déroulement des événements. Certes, l’issue est tragique, mais Garcia Marquez transforme cette fonction en ressort comique : l’un allait chez le coiffeur, l’autre devait passer au café pour un rendez-vous de partie de cartes, un autre encore pensait que la menace des frères Vicario était un propos d’ivrognes, un autre aussi pour un rendez-vous galant. Les seuls qui tentent vraiment d’agir échouent : celui qui laisse un message d’avertissement sous la porte de Santiago – message que Santiago ne verra pas. Celui qui enlève les couteaux aux frères Vicario, sans imaginer qu’ils vont s’en procurer d’autres. La place publique devient peu à peu un lieu où chacun va se trouver une faute et une bonne raison à cette faute. Les assassins eux-mêmes ne cachent nullement leur projet ; bien au contraire, ils le clament partout où ils vont !
« Les frères Vicario avaient fait part de leur intention à plus de douze personnes venues acheter du lait et celles-ci l’avaient ébruitée aux quatre coins du village avant six heures du matin. Il paraissait impossible à Clotilde Armenta qu’on pût l’ignorer dans la maison d’en face. Elle pensait que Santiago Nasar ne s’y trouvait pas car elle n’avait pas vu sa chambre s’allumer, aussi demanda-t-elle à tous ceux qu’elle servit de le prévenir là où ils le rencontreraient. […] Lorsque le bateau de l’évêque se mit à beugler, presque tout le monde était sur pied pour le recevoir et nous n’étions que quelques-uns à ignorer encore que les frères Vicario attendaient Santiago Nasar pour le tuer ; en outre, le motif était connu dans ses moindres détails ».
Le talent prodigieux de narrateur de Gabriel Garcia-Marquez enserre le lecteur dans un monde baroque et débordant. On a même droit à des passages d’intertextualité au sein même de l’œuvre du maître colombien. Ainsi cette évocation de son chef-d’œuvre, Cent ans de solitude.
« Mais l’atout majeur était le père : le général Petronio San Roman, héros des guerres civiles du siècle dernier, et l’une des plus grandes gloires du régime conservateur pour avoir mis en fuite le colonel Aureliano Buendia lors du désastre de Tucurinca ».
Chronique d’une mort annoncée est un court roman qui déploie, dans une condensation époustouflante, l’art majeur de la narration et de la structure romanesque. L’art d’un maître de la littérature sud-américaine.
Léon-Marc Levy
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