Choix de poèmes, James Sacré (par Marc Wetzel)
Choix de poèmes, James Sacré, Éditions Unes, mars 2025, 128 pages, 10,40 €

Avec cette anthologie personnelle, le grand écrivain (né en 1939) que l’on sait se rend utile. Par ce choix chronologique, en effet, sobrement établi (110 pages) dans son œuvre immense, James Sacré fait mieux que nous parler : il se parle publiquement (et nous l’écoutons ainsi directement, nous avons comme part aux « gestes intérieurs d’écriture qui poussent en avant la masse des mots de (ses) poèmes », p.69). Ce serait alors ici le bienvenu autoportrait continué de sa vocation, s’il était assuré d’elle, mais non : si un monde natif l’avait enveloppé autrement (l’étage d’une petite épicerie plutôt qu’une ferme vendéenne – changeant ainsi du tout au tout son « étonnement fondamental »), il aurait été (écrit-il, p.51) un tout autre inspiré, et, peut-être même, tout autre chose qu’inspiré. Et la contingence de sa postérité lui semble bien valoir celle de sa source (« Une ritournelle anodine/ Hé, poème ! qu’elle disait, ho !/ Vaine parole humaine/ Dans l’informe bruit du temps », p.100).
Pas de racontars ici, donc. Pas de cachotteries non plus, car cette œuvre miniature est fidèle à la vraie. On y trouve partout le célèbre « bougé » ou « boitillant » (et le docte « négligé ») de son phrasé (« Je voulais aimer la nuit, je l’aime/ Si elle s’en fout pas, la nuit ? », p.45 ; « Toutes ces grandes questions qu’on s’est mal posées, personne qu’a répondu », p.48 ; « Ça a résonné jusqu’à on sait pas où dans le fond mal arrangé du monde », p.54) – mais, jamais gratuit, affecté, ni clos. À la savoureuse négligence du « Me voilà avec des poèmes comme des fourmis dans les jambes », succède, par exemple, cinq lignes plus loin, un déchirant et malicieux « Maman comme une grande fourmi dans le temps » (p.48). On y trouve aussi ce miracle d’un rythme verbal tellement ajusté au souffle de sa voix qu’on l’entend comme murmurer ce qu’on en lit (son poème, remarquait parfaitement Antoine Émaz, portant sans effort sa voix parce que « taillé sur mesure pour elle »). Et puis, partout aussi, les formules nettes, incisives, et toujours (avec leur étudié « air de pas grand-chose ») denses, comme s’il leur avait suffi, pour surgir, de penser ce qu’il faut : « L’âne attend dans le peu d’ombre d’un mur », p.36, et tout son Maroc est là ; « Parfois, dans un musée (…) quelqu’un devient du silence », p.101, et tout ce qu’aura énoncé Plotin de la contemplation devient superflu ; ou « un pays qui n’est plus qu’un mot, Palestine », p.31, et l’indignation peut remiser ses autres mots d’ordre. Mais même une formule de quatre lignes sait chez lui tout dire, le diamant de la poésie rayant seul celui de l’enfance avec une bouleversante justesse :
« L’instituteur avait capturé un renard. On pouvait le voir attaché, derrière un mur, à côté de la cour d’école. Je ne me souviens de rien d’autre, sauf qu’il fallait pas l’approcher trop. Je ne sais pas ce qu’est devenu le renard. Mon instituteur est mort, et depuis son jardin a diminué » (p.41).
Tout ce qu’on aime déjà de l’homme poète est donc là, mais l’anthologie a, au moins, trois autres mérites.
D’abord celui de révéler un peu le secret (ou comme le mode d’emploi) de cette justesse, qui est : que les rythmes du monde et du poème sont, chez cet auteur, non seulement chantés, mais encore pensés, ensemble, constamment. Ici, (p.30) un patron rallume les lumières faiblardes de son resto, et c’est comme s’il visait à relancer la cadence intérieure du poète qui y scribouille quelque part. On s’approche mieux de ce qui est dit, et voilà qu’une chaise remuée, la patronne traînant des semelles, le café servi finalement pas si mauvais, etc., coïncidaient aussitôt avec un « c’est bousculé », « ça ralentit », « ça s’assimile » dans la vie propre du poème : d’infimes nuances des événements du monde communiquent avec d’infimes événements de ses nuances d’écriture. D’autres exemples : un oiseau aux contorsions bizarres est spontanément crédité d’un « cou tourné comme par une complication grammaticale » (p.32). Là, l’auteur avance dans l’assez pesante danse d’un brouillon en cours comme « perdu dans une campagne pas cultivée » (p.65). Là, la parole d’un livre qu’on évoque « empêche – tout bonnement ! – qu’on ferme le monde à clef ». Les (rares, parce que discrets) éléments de « poétique » mêlent, avec un bien mystérieux naturel, éléments de présence du réel et signes d’action du poème. Ainsi :
« Tous les mots sont-ils pas les yeux d’une langue, et si le poème y voit les couleurs du monde ? Qu’est-ce qu’il attend le poème sinon/ Que source le monde en la fontaine des mots ! » (p.58).
Ensuite, cet aède athée nous livre, par ce format, un peu de sa vie spirituelle. Un peu, mais c’est pour lui beaucoup. On sait la couleur qu’il vient annoncer : « C’est pas la peine de chercher un ange, on n’en voit jamais » (p.73), ou « notre vie n’est qu’un peu/ De ce qui brille un instant dans cette énormité brouillée du monde » (p.63), mais voilà soudain l’impeccable et circonstanciée confidence de son âme :
« … j’ai pas su lire la terre comme le signe d’une divinité qui l’aurait eu touchée, en tirant forme d’homme, disent d’anciens livres probablement tout aussi ignorants que les nôtres, forme d’homme et donc formes de poèmes. Je n’ai perçu le mystère, de façon toute naïvement païenne, petit paysan que j’étais, que dans la présence autour de moi de cette terre, dans le fait de son existence où la mienne trouvait ses peines et ses plaisirs, et des mots (…) Oui, l’écriture s’est nourrie de cette terre : va pas croire pour autant qu’elle s’est abreuvée à quelque mamelle divine ! C’était tout au plus à l’énigme (combien de douceur, et quelles rudesses !) qu’était ce paradis d’enfance » (p.51).
Oui, son mystère aura fui, comme d’entrée, Dieu : « il n’y a pas de réponse à ce qu’on voit » (p.63), voilà l’infiniment peu qu’il concèderait à Pascal !
Enfin, frappe la libre (et comme inépuisable) variété des registres – émotif, descriptif, réflexif, narratif – notait aussi Émaz : Sacré pourrait, par exemple, si aisément faire le conteur. Ici, un livre – sur les vies des saints – découvert dans son grenier, récupéré de la famille Guérineau ; mais voilà – tous ces gens ayant été fatalement poitrinaires, « même si on avait bien désinfecté tout », « fallait pas », et l’hagiographie aussitôt dut disparaître (p.42). Là, on suit, du bout des mots, la parfaite intrigue de l’inéquité : « Tant de papiers qui traînent, détritus, femmes qui mendient assises par terre à l’entrée, le même vêtement pourtant, de grand tissu noir, que d’autres qui passent, riches et contentes, on le voit bien, dans la rue » (p.60). Là encore, les yeux d’un goret de son enfance (« un peu fou de grand air et de jardinage »), ressortent moins bleus que « couleur de la plus fine noisette, couleur de l’automne et des glands », et la leçon de vie tirée sonne ainsi : « Pour tout dire ils ont les mêmes yeux rieurs et chauds (où les souvenirs impossibles n’ont pas besoin d’être dits, ni l’avenir) que le meilleur ami » (p.40).
« Variété » de registres est d’ailleurs trop peu dire. Notre homme sait aborder de tant de divers points de vue une même chose qu’il ne peut plus, unilatéralement, la craindre. Par exemple, la chose qu’est un cœur, la voici ici décrite (« le piston de viande un peu musclé et qui bat dans sa cage thoracique »), ici ressentie (« Le cœur qu’on a eu/ Est une petite chose calcaire et mouillée/ Qu’on écrase »), ici réfléchie (« Poèmes de quatre sous, sont-ils pas restés/ Le cœur infantile/ De tous les livres qui ont suivi ? »), ici métaphorisée (« Il arrive que la forêt soit meurtrie/ Si par exemple un grand vent l’a secouée/ Ou de l’eau qui l’a pourrie/ La voilà fermée/ À ton désir d’y avoir peur et confiance ») – mais, justement, le cœur d’une vie qui aura su – par l’œuvre patiente et résolue – comme convier toutes les teneurs, échelles et modalités du monde à le visiter ou explorer en retour (c’est l’universalité du pauvre, la digne, la vécue) quel drame verrait-il encore à cesser de battre ? D’ailleurs, le réel survit à tout puisqu’il est fait pour se produire. Et si, de plus, un peu de cette panoramique tempérance (qui aura fait, toute une existence, son plein d’attention) est offerte au lecteur…
« Je n’aurai pas peur
Ni du silence ni de l’énigme
La mort viendra quand elle voudra
Sans rien m’expliquer. Déjà les poèmes
M’ont emmené longtemps
Par des mots qui n’expliquent rien non plus.
Les poèmes sont aussi
Le silence et l’énigme » (p.110)
Marc Wetzel
James Sacré (né en 1939). On prendra par exemple aisément contact avec cette œuvre ample et fine, très accessible et très singulière, par le volume « Figures qui bougent un peu - et autres poèmes », paru chez Poésie-Gallimard (qu’illumine l’admirable préface d’Antoine Émaz, citée ici). D’origine vendéenne et paysanne, il a longtemps vécu et travaillé (comme enseignant) aux Etats-Unis avant de s’établir à Montpellier. L’anthologie personnelle qu’il signe ici est une émouvante réussite.
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