Chère Brigande, Lettre à Marion Du Faouët, Michèle Lesbre
Chère Brigande, Lettre à Marion Du Faouët, février 2017, 77 pages, 12 €
Ecrivain(s): Michèle Lesbre Edition: Sabine WespieserParfois, des êtres croisent notre chemin non par hasard mais par une sorte d’évidence qui transforme notre vie.
Au retour « d’un long voyage », la narratrice rencontre une femme : « Cette femme, je l’avais aperçue lors d’une soirée à Paris… une femme aux cheveux d’un roux flamboyant, assise sur un canapé, seule aussi perdue que moi dans le bruit et la fumée ». Un jour, cette femme va disparaître de la vie de la narratrice. Mais elle va éveiller en elle un souvenir, celle d’une autre femme, celle qu’elle appellera dans ce nouveau roman « sa chère brigande ».
Pour ceux qui suivent l’œuvre de Michèle Lesbre, ils connaissent déjà cette brigande puisqu’elle est longuement évoquée dans un autre de ses romans, Le Canapé rouge, publié en 1997. « Marion du Faouët, la petite effrontée et son armée de brigands… Une meneuse d’hommes, une vengeresse de la Bretagne affamée des années 1740. Illettrée, aux bonnes manières, elle préférait rejoindre en cachette les marins irlandais et trinquer avec eux sur le port. Enfant, elle suivait sa mère dans les foires pour vendre lacets et rubans. Plus tard, Marion l’avait engagée dans sa troupe ainsi que son frère Corentin et bientôt son amoureux, Henri, son « seigneur malheureux », qui en se faisant prendre avait entraîné sa chute.
La belle équipe sillonnait la campagne à cheval, pillait bourgeois, marchands et curés, redistribuait le butin aux miséreux et fêtait joyeusement chaque expédition. Beauté farouche, fidèle à son village, à ses amours, à son idéal, Marion avait été plusieurs fois emprisonnée avant de mourir sur le gibet à trente-huit ans ».
Défiant le temps, sautant par-dessus les siècles, l’auteur décide de rédiger à son intention une longue lettre imaginaire. Dans Chère brigande, Michèle Lesbre lui donne la place centrale. Pour mieux appréhender le cheminement de Marion, elle décide de partir en voyage, de repasser dans tous les lieux qui ont jalonné sa courte existence, de revenir sur ses traces, de reconstituer ses tribulations depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Pour le lecteur, elle va faire revivre ses errances, ses rencontres, ses amours, ses victoires et ses défaites. C’est dans le train que remontent ses propres souvenirs.
Grâce à Marion du Faouët, elle va divaguer. En la faisant revivre, elle va faire revenir à la vie d’autres rebelles. Elle l’associe à Olympe de Gouges, autodidacte, femme courageuse, révoltée, qui elle aussi n’avait peur de rien ni de personne, qui manifesta le superbe entêtement d’une âme exaltée, lutta contre la peine de mort, s’éleva contre l’esclavage des noirs et écrivit le premier manifeste féministe, Les droits de la femme et de la citoyenne, une autre délurée qui a mal fini puisqu’elle était morte sur l’échafaud en novembre 1793, pendant la terreur.
Elle tisse aussi des liens avec ses propres vagabondages. Si toutes les caractéristiques de Marion la séduisent autant, c’est parce qu’elle lui ressemble ou qu’elle s’y identifie. Ce n’est pas un hasard si son héroïne est rousse comme l’était la femme disparue. La rousseur ne symbolise-t-elle pas la couleur du feu ? Et son héroïne est un personnage de flammes. Dans l’imaginaire collectif, depuis le Moyen-Âge, les rousses on été assimilées soit aux sorcières, soit aux prostituées. On les considère comme des libertines maléfiques, des diaboliques tentatrices, des aventurières ensorceleuses. Elles exercent à la fois fascination et répulsion. Elles ont été longtemps persécutées. Et son héroïne est une insoumise qui transgresse les interdits en détroussant les riches mais avec une morale constante et sur laquelle elle n’accepte pas de transiger : « Ne jamais faire couler le sang ».
Dans ce récit court et très concentré, l’écriture est ciselée. Michèle Lesbre tutoie son héroïne comme si elle s’adressait à une sœur choisie ou à une amie intime. Parfois même, les deux « je » se confondent, le sien et celui de son héroïne, reliant ainsi récit historique et histoire intime. Son œil est constamment en alerte. Curieuse, elle capte des regards auxquels elle s’attache et qui la lient à l’autre indéfectiblement.
Comme un funambule, l’auteur invente des procédés subtils pour sauver le passé en nous le rendant présent. Elle rapproche des faits éloignés, en glissant avec délicatesse sur le fil des mots. Elle mêle les temps, elle brouille les espaces et entrelace les vies. Elle nous donne ainsi l’impression étrange d’errer dans plusieurs mondes à la fois, celui de son ordinaire et celui de ses personnages morts il y a des siècles.
Souvent, dans d’autres ouvrages, elle s’interroge sur son chemin d’écriture. Nous empruntons ses mots au Canapé rouge : « Le véritable voyage se fait au retour… cette sensation prolongée d’égarement d’un temps à un autre, d’un espace à un autre. Les images se superposent, secrète alchimie, profondeur de champ où nos ombres sont plus vraies que nous-mêmes ». Lectrice assidue, elle emprunte chez les auteurs qui la séduisent ce qui va alimenter son propre cheminement d’écriture.
Nous pouvons nous interroger et tenter de comprendre pourquoi Marion du Faouët fascine autant Michèle Lesbre. Ce qu’elle aime en elle, c’est la gamine futée, effrontée, c’est aussi la femme digne, intransigeante, dont elle se sent complice. Elle admire les excès de tous ces êtres passionnés qui ont affronté leur vie sans faillir. Ce désir traverse plusieurs livres de l’auteur. Les femmes qui lui sont chères sont celles qui empruntent les chemins de traverse, les sentiers buissonniers, celles qui se manifestent par leur insolence, leur courage, leur espièglerie parfois, leur destin tragique souvent. « Elle lui écrit : Vous m’avez sauvée pendant quelques jours de notre démocratie malade, des grands voleurs qui, eux ne sont presque jamais punis parce qu’ils sont puissants, de ce monde en péril ».
La visée de Michèle Lesbre n’est-elle pas essentiellement de redonner vie et dignité aux héros anonymes, aux petites gens, de rendre justice aux dominés, aux sacrifiés ? Et l’on pourrait appliquer à son travail d’écrivain les paroles de Pierre Michon : « Le rôle de la littérature n’est-il pas d’exhumer de l’oubli en créant des fictions historiques ? ». Pour Michèle Lesbre, Marion du Faouët, l’héroïne de ce livre très condensé et dense ne devient-elle pas une « Figure » emblématique de l’émancipation féminine ?
Dans ce récit, elle nous donne en cadeau plusieurs portraits de femmes indépendantes qui ont conquis leur droit d’exister pleinement, des femmes qui n’ont jamais renoncé à leur émancipation face à l’impunité des puissants. Elle nous offre une vision du monde résolument positive qui nous redonne confiance en l’humain malgré ses défaillances. Sa volonté est résolument politique. Cela fait du bien à l’esprit, de redonner de l’espoir en ces temps désenchantés, de lire que des luttes ont existé depuis longtemps. N’est-ce pas essentiel de conserver nos valeurs et notre éthique ? L’art romanesque n’a-t-il pas une fonction sociale de reliance dans un monde virtuel où les liens sociaux se sont tellement distendus ? Le pouvoir du récit est de faire revivre les émotions et de tenter « d’habiter le monde en poète » comme le préconisait Hölderlin.
La littérature permet une fiction, un rêve partagé. Elle est un excellent outil de désintoxication morale face aux réalités sociales. Elle affirme : « Chaque époque a ses tortionnaires, ses pouvoirs usurpés et criminels, ses espoirs évanouis et heureusement ses rebelles ». Et elle évoque les réfugiés de Calais mais aussi les résistants durant toutes les guerres.
Ce livre, une fois refermé, emporte l’enthousiasme dans son sillage et nous pousse à ne jamais renoncer à nos micro-résistances qui prônent la solidarité, la générosité, le goût de l’essentiel, le désir d’indépendance conquise, d’engagements assumés. Michèle Lesbre nous engage à « redresser la tête », à ne pas accepter la servitude volontaire et à rester le plus longtemps possible « des insoumises » qui, en « brigandes d’aujourd’hui, poursuivent un combat dérisoire et vital » et conservent, envers et contre tous les aléas, un amour irrévocable de l’existence.
Pierrette Epsztein
- Vu : 3372