Chengyu, Les expressions chinoises en quatre caractères, Pauline Jubert (par Michel Host)
Chengyu, Les expressions chinoises en quatre caractères, Pauline Jubert, éditions Librio, février 2020, 126 pages, 3 €
« Shí nián shù mù, bai niàn shù rén »
« Il faut dix ans pour faire pousser un arbre et cent ans pour former un homme »
Sagesse des mondes
La sagesse, lorsqu’elle se donne pour telle, fait rire aujourd’hui. Nous sommes loin, désormais, des coquecigrues antiques, des rabat-joie confucéens, stoïciens et des autres empêcheurs de ne pas penser. Nous fûmes disciples d’Occam (– Qui c’est, ce mec ? – « Le mot Dieu existe, mais Dieu existe-t-il ? » – C’est celui qui ne laisse pas dormir les autres ! Le nominaliste en chef !)… Nous fûmes aristotéliciens, platoniciens, kantiens (c’est à voir), marxistes ou sartriens (c’est à revoir), puis structuralistes (plus facile, Cécile !)… Avec le Chengyu, nous voici Chinois, et depuis quatre millénaires au moins. Antiques donc, comme tout un chacun.
Le livre est bref, léger, mais chargé de sagesses oubliées, frotté d’autres temps, d’autres images… Il s’ouvre sur les titres de la collection (un catalogue bien utile aux enfants (Ah, les mots qui se ressemblent) comme aux adultes qui désirent apprendre ces savoirs de base qu’éventuellement ils n’auraient pas reçus (1), et sur la définition du « chengyu » : « expression en quatre caractères », donc extrêmement ramassée, énoncée dans la langue classique littéraire ancienne – le wényán – ; ils survivent dans l’oreille et la bouche de nombreux chinois contemporains, même s’ils ne les écrivent que fort peu. Ce parler fondamental est la racine et la quintessence de la langue chinoise, en usage depuis l’Antiquité jusqu’en 1919.
Certains chengyu sont issus d’anecdotes, de légendes, de mythes qui nous les rendraient incompréhensibles si Pauline Joubert ne prenait grand soin de nous les rapporter. Nous appellerions ces formes synthétiques : proverbes, sentences, maximes, pensées, adages, aphorismes… selon leur tour ou leur intention. Elles ont beaucoup servi en politique et jusqu’à très récemment (Mao Zedong, Deng Xiaoping) en raison de la leçon d’ensemble qu’elles préconisent : « Chercher la vérité dans les faits ». Les faits mentent rarement, nous le savons, mais leur interprétation peut être très diverse… On se souvient de ce double chengyu – « Que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent » – que Mao lança en 1957, lors de la « Campagne des Cent Fleurs », laquelle se termina en tragédie. Aujourd’hui, il s’illustre dans les domaines le plus variés de l’existence : chansons, cinéma, internet, Twitter… notamment à Taïwan.
Ces pages introductives se ferment sur une brève leçon de chinois, utile dans la mesure où chaque chengyu reçoit une traduction phonétique.
Citons quelques Chengyu remarquables (de nombreux domaines sont abordés et traités en tant que tels : les sentiments, émotions, relations humaines, aspects de la vie pratique, etc. En tout, dix-huit chapitres) :
« Les sourcils ouverts et les yeux riants » : Être heureux
« Se réjouir du ciel et aimer la terre » : Être fou de joie
« Aime ma maison et ses corbeaux » : Qui m’aime aime mon chien
« Être comme un chien qui pleure sa maison » : Être déboussolé
« Les blaireaux de la même colline » : Être faits du même bois
« Le coq parle au canard » : Impossible de se comprendre
« Dire un et pas deux » : N’avoir qu’une parole
« Avoir trois têtes et six bras » : Avoir des capacités extraordinaires
« Avoir trois cœurs et deux pensées » : Être inconstant
« Trois hommes (parlant) créent un tigre » : Une rumeur répétée devient un fait ; être crédule
« Boucher ses yeux pour attraper un moineau » : Se leurrer
« Faire passer des yeux de poisson pour des perles » : Tromper, contrefaire
« Comme être assis sur des nuages et dans la brume » : Être dans les nuages
« Les fleurs pleuvent du ciel » : Être trop éloquent, en faire trop (C’est trop beau pour être vrai ?)
« (Comme) le lotus (qui) vient de sortir de l’eau » : Comme une jeune fille en fleur
« Enlever le feu sous le chaudron » : Prendre le mal à la racine, priver l’adversaire de ses ressources
« Les aveugles touchent les éléphants » : N’avoir qu’une vision partielle des choses
« Le léopard mort, il reste la peau » : Laisser son nom à la postérité
« Être une grue qui ne danse pas » : Être un incapable
« Vider l’étang pour attraper les poissons » : Tuer la poule aux œufs d’or
etc.
On le voit, le Chengyu s’appuie, tout comme les maximes et proverbes de nos langues européennes, anciennes ou modernes, d’abord sur l’observation du fait, ou des faits. Il les loue ou les moque, et singulièrement s’ils choquent ou étonnent. La beauté est célébrée, admirée et sans doute enviée. Les défauts, les comportements déviants sont fustigés, et particulièrement la paresse, la méchanceté. Animaux et plantes animent les tableautins parlants. Nous pensons aux citations latines, et à Ésope, La Fontaine, Florian, Chamfort, Jules Renard… pour ceux qui signèrent la phrase burlesque ou assassine. Toute une connaissance, voire une sagesse humaine, parfois rassurantes parce qu’enracinées dans un lointain passé. Parfois renversantes parce que voguant à contre-courant…
Reste à savoir les raisons qui nous conduisent à chercher ces formulations équivalentes dans des langues différentes, proches ou lointaines. Chacun se trouvera les siennes, bien entendu. Mais elles nous fournissent du monde des interprétations semblables selon des registres et des notations autres ou inattendus. Notre culture personnelle s’en accroît, s’en amuse parfois. Outre les surprises, la subtilité, chinoise notamment, l’à demi-mot, l’allusion, le rire sous cape… Vauvenargues l’affirmait : « Le monde est un grand bal ou chacun est masqué ».
Michel Host
(1) Il est exceptionnel qu’une liste des ouvrages parus dans une même collection, ici des « précis » (plus de 20 titres), mérite d’être signalée. Entre autres : des précis pour apprendre « en s’amusant » la grammaire française, des notes essentielles concernant l’italien, l’anglais, l’espagnol, la latin, l’art de la dictée, le français et ses difficultés, etc.
Réflexions et maximes, 1746
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