Raymond Chandler, Los Angeles
Si vous passez un jour par Santa Monica sur le chemin de L.A. International, vous vous retrouverez sûrement à regarder l'endroit en vous demandant pourquoi, alors que vous n'êtes jamais venu là auparavant, il vous semble si familier. Et puis vous comprendrez : c'est là que Philip Marlowe prend son bateau-taxi dans "Farewell, My Lovely" (Adieu ma jolie). Votre sensation de « déjà vu » vient du fait que vous avez vraiment déjà vu ce lieu, à travers le regard de Raymond Chandler.
Aucun écrivain n'a évoqué autant la Californie urbaine du Sud que Raymond Chandler. Ce qui est paradoxal, parce que Chandler, en même temps qu'il créait un lieu durable de mythe et de nostalgie, haïssait L.A. On peut légitimement se demander comment un homme qui disait hautement son désamour de cette ville a pu avec génie, s'identifier à elle au point de contribuer largement à sa légende. A leur légende à tous deux, car si L.A. a « fait » Chandler, Chandler a une belle part dans l'image mythique de L.A. Pas seulement par les déambulations désabusées de Philip Marlowe dans ses rues, mais aussi par les myriades d'« héritiers » de Marlowe, plus ou moins déguisés mais toujours reconnaissables. Dans cette ville qui se renouvelle constamment, sans jamais changer vraiment, Chandler a créé un genre étonnamment adaptable qui continue d'évoluer.
La « famille » des Marlowe peuple L.A. depuis les années 50 et encore aujourd'hui, des décennies après la mort de Philip et de Raymond. Revoyez Jack Nicholson dans le somptueux film de Roman Polanski « Chinatown ». Il est détective privé, il s'appelle Jake Gittes mais pas un instant on ne peut imaginer que c'est quelqu'un d'autre que Philip Marlowe. La désillusion devant le genre humain, le rapport de méfiance/séduction aux femmes, le rêve de justice chevillée à l'âme malgré l'horreur du réel : Gittes c'est Marlowe. Le chef-d'œuvre de Polanski se nourrit entièrement de l'univers « angélien » de Chandler.
A peine grimées, des variantes de Chandler/Philip Marlowe sont ressuscitées sans cesse, un peu comme si Raymond Chandler avait créé un monde sans fin, dans lequel chaque époque est capable de se reconnaître. Le passé (en Jack Nicholson, loser post-dépression dans "Chinatown" ou le flic du « Dahlia Noir » de James Ellroy), ou même le futur (Harrison Ford en chasseur de « réplicants » dans "Blade Runner").
Chandler, c'est 7 « petits » bouquins, 7 « polars ». Comment une si petite œuvre a-t-elle pu influencer à ce point la culture américaine ? Comment a-t-elle pu se constituer en fondement d'un univers romanesque qui semble sans fin ? "The Big Sleep" (le Grand Sommeil), "Farewell, My Lovely" (Adieu ma Jolie), "The Long Goodbye" (Sur un air de navaja), « The High Window » (La grande fenêtre), « The lady in the lake (La Dame du Lac), « The little sister » (Fais pas ta rosière) et « Playback » (Charade pour écroulés) tissent une toile serrée, dans laquelle se tricotent les mythes les plus solides de l'Amérique post deuxième guerre mondiale. Mythes évidemment relayés et renforcés par le cinéma : Chandler a été le scénariste de Billy Wilder, Alfred Hitchcock, Howard Hawks et plein d'autres. Pour des millions de gens dans le monde, même ceux qui n'ont jamais lu un seul de ses livres, Chandler a défini à jamais (dans un tandem indissociable avec Dashiel Hammett) un type de personnage (le « dur » du polar), la Ville (Los Angeles), et un style (le roman noir).
Son influence sur les autres écrivains est immense. Les auteurs de romans noirs bien sûr (Goodis, Thompson, Lehane) mais aussi la génération récente et présente des grands écrivains US : de Hubert Selby Jr à Bret Easton Ellis. En plus d'un univers Chandler crée, et c'est là la marque du grand écrivain, une écriture reconnaissable entre toutes, qui ne peut que « peser » sur l'écriture de tous ceux qui viennent après lui. La trame serrée, le rythme haletant des phrases qui asphyxie presque vers la fin des paragraphes avec un réalisme qui brûle comme une gifle.
Mieux encore, son influence est sensible dans « L'Etranger » d'Albert Camus, dans la recherche d'une écriture âpre et mordante qui rappelle la sécheresse de l'univers californien de Chandler.
Si Chandler « colle » mal dans une catégorie, dans un genre, alors c'est que sa place est ailleurs. Plus à chercher dans l'universel littéraire : il campe non pas des personnages, mais des types. La « femme fatale » du livre noir, séduisante, vénéneuse, menteuse même et surtout quand elle annonce qu'elle ne va enfin plus mentir ! Le privé « loser », petit malin apparent qui la ramène mais qui est un fétu de paille dès qu'il se frotte aux grands de ce monde, milliardaires ou politiques. Le pauvre crétin embarqué dans des histoires auxquelles il ne comprend rien, en général par amour pour la belle fatale (inoubliable Moose Malloy dans « Adieu ma Jolie » !).
Pour être tout fait honnête, Chandler ne fonde pas seul la dynastie du roman noir. Il est inséparable dans l'imaginaire des lecteurs de son « double » en littérature, Dashiell Hammett. Par exemple, en relisant récemment les deux plus célèbres romans noirs américains, "The Big Sleep" de Chandler et "Le Faucon maltais" de Hammett, j'ai été surpris de retrouver dans ma mémoire Sam Spade et Philip Marlowe littéralement fusionnés en un. Sûrement un peu parce que Bogart a joué dans les adaptations cinématographiques des deux livres. En fait, les deux personnages sont totalement différents, très éloignés l'un de l'autre. Spade est bien plus violent, à la limite du sadisme parfois. Marlowe est anxieux, dévoré de culpabilité, paralysé par le malheur des autres. En fait bien plus complexe et « humain-trop-humain ». Essayer de déchiffrer des parcelles de Chandler peut être aussi ardu qu'essayer d'interpréter «Finnegan's Wake». Je viens de relire "The Big Sleep", et je ne suis pas plus près de savoir qui a tué qui que je ne l'étais avant cette énième relecture. Mais au moins, je suis à présent convaincu que ce n'est pas vraiment important. Comme Howard Hawks pendant le tournage du film, qui disait en répondant à des gens qui lui demandaient un éclairage sur la fameuse scène du cottage et de la séance de photographies : « Vous voulez comprendre qui fait quoi ? Et moi qui comptais sur vous ! »
Chandler fonde un monde qui dépasse largement la narration d'une histoire noire, un monde hanté par la fascination de l'ombre et par l'espoir de la lumière.
A lire cet été !
- Le Grand sommeil. (Folio policier)
- Adieu ma Jolie (Folio Policier)
- Sur un air de navaja (Folio Policier)
- La grande fenêtre (Folio Policier)
- La Dame du Lac (Folio Policier)
- Fais pas ta rosière (Folio Policier)
- Charade pour écroulés (Folio Policier)
Léon-Marc Levy
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