Chat sauvage en chute libre, Mudrooroo
Chat sauvage en chute libre (Wild cat falling), traduit de l’anglais (Australie) par Christian Séruzier, 172 p. 16 €
Ecrivain(s): Mudrooroo Edition: Asphalte éditions
Un livre comme un mouvement circulaire. Le début sera la fin. La fin sera un nouveau début. Il n’y a aucun suspense. On sait déjà comment l’histoire va se terminer, comment elle ne peut que se terminer. La « chute libre » du titre français l’indique. Une fois qu’on est tombé, on ne peut plus se rattraper.
Et celui qui ne se rattrapera pas – ce chat sauvage – n’a pas de nom. Ou c’est l’auteur du livre, Mudrooroo. Il a dix-neuf ans, il sort de prison après y avoir passé dix-huit mois. Il sort de prison et il sait qu’il va y retourner. Il va y retourner parce qu’il ne peut qu’y retourner. Pourquoi ? Parce qu’il vit dans l’Australie des années 60 et qu’il est aborigène. Même s’il ne l’est qu’en partie, il est quarteron, le fruit d’une métisse et d’un blanc. Mais il est trop foncé, trop « sauvage », pour un pays qui n’a pas encore réussi à exorciser ses démons, à assumer ses origines sanguinaires, à faire la paix avec sa conscience tout autant qu’avec une population qui a été exterminée pour que des colons blancs puissent prendre leur place.
« Encore une dette payée à la société alors que je ne lui devais rien ».
Le narrateur sait qu’une fois dehors, il retombera et retournera en prison, car « les lois sont faites de telle façon qu’un type comme moi ne peut pas s’empêcher de les violer ».
Au fond, ça ne le dérangerait presque pas. La prison est en effet devenue pour lui une espèce de maison, de refuge, elle est sa « seule chance d’obtenir trois repas par jour ainsi qu’un lit », mais aussi, finalement, un endroit où il se sent bien.
« Derrière les murs, je réussis à atteindre une certaine sérénité, mais dehors, celle-ci s’effiloche comme mon costume de prison ».
Chat sauvage en chute libre n’a rien d’une complainte. Il s’agit d’une errance, qui débute en ville, à la sortie d’une prison et qui ramènera le narrateur jusqu’au bush, la terre des ancêtres, la terre sacrée. Un retour aux origines. A ses origines. A celle de tout un pays. Le narrateur quitte le pays de l’homme blanc pour retourner vers les siens. Mais ce n’est pas pour autant qu’il trouvera la paix. Ce n’est pas pour autant qu’il sera le bienvenu là-bas. Et il n’a pas non plus l’envie qu’on l’accueille à bras ouverts.
Un tempo jazzy imprègne le livre. On pense à des films de Jim Jarmusch. La même langueur. Un spleen. Des personnages qui marchent au ralenti. Perdus au milieu des éléments. Perdus dans leur vie.
« Dans la rue de nouveau. Je traîne devant un disquaire d’où jaillit un air que je connais bien… Trouble in mind, I’m blue… Un batteur solitaire frappe le rythme lent de la mort derrière les paroles. Un saxo désespéré laisse échapper des plaintes qui n’en finissent pas. Notes bleues issues du chagrin du peuple noir, accablé de problèmes. La voix d’une Noire entre deux âges modulant mon cœur… Trouble in mind… ».
On passe quelques jours en compagnie du narrateur. Il marche dans la rue, il va à la plage. Il fait quelques rencontres, notamment une jeune étudiante, dont il s’amourache. Comme l’espoir d’infléchir son destin. Comme si c’était possible.
Au fur et à mesure, il se souvient. Il se souvient de ce qu’il l’a amené là. Une vie de criminel commencée dès son plus jeune âge. A neuf ans, il se fait coffrer. Mais alors que d’autres s’en seraient sortis par une simple réprimande, lui, parce qu’il est aborigène, est envoyé en maison de redressement. Une spirale s’enclenche. Un conditionnement. Il est celui qu’on a décidé qu’il sera et il n’a aucun moyen d’y échapper.
La prison le transformera, fera de lui exactement ce que les blancs en attendent, confortera leurs préjugés. Un aborigène ne peut être qu’un criminel parce que tel l’ont décidé ceux qui se sont emparés de leurs terres.
« Tu es allé à l’école ?
– Pendant un an ou deux, répliqué-je. C’est là que j’ai appris comment survivre seul contre tous. Puis je me suis fait piquer pour vol et on m’a envoyé dans un foyer de jeunes garçons, où j’ai été formé aux techniques criminelles de base contre la rudesse de la charité chrétienne. Dans les camps des Noongar, j’ai suivi une spécialisation pour devenir totalement inexploitable et saboter les efforts illusoires pour améliorer le sort des indigènes. J’ai également appris l’art de boire comme un trou et coucher comme un sauvage. En prison, j’ai reçu mon diplôme du vice et abandonné mes dernières illusions sur la vie. Je sais maintenant qu’espoir et désespoir sont aussi absurdes l’un que l’autre ».
« Le goût amer et familier du ressentiment me revient à la bouche. Rien ne dépend jamais d’eux, tout dépend toujours de nous, les vieilles reliques rejetées dans des campements aux abords des villes. Les fainéants ingrats, vautrés sur les tas d’ordures, qui refusent de coopérer, de s’intégrer, ou même de jouer le jeu pour les touristes. Et la descendance de ces spoliés qui oublie son désespoir dans la délinquance ».
Le livre est placé sous la figure de En attendant Godot, de Samuel Beckett, un livre que le narrateur a en mains. Le narrateur attend lui aussi. Il attend quelque chose en sachant que ça ne peut pas survenir.
« Il est trop tard, trop tard depuis le jour où je suis né ».
Yann Suty
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