Chasse avec les fantômes, Éric Desordre, Jérôme Denoix (par Marie-Hélène Prouteau)
Chasse avec les fantômes, Éric Desordre, Jérôme Denoix, éditions Unicité, avril 2024, Préface Alain Duault, 64 pages, 47,50 €
Edition: UnicitéSous l’emprise du poète qui chasse avec les fantômes et nous emmène sur des jonques chargées d’épices, nous arpentons l’Afrique bleue et noire. La remontée d’un fleuve, quelque part du côté du fleuve Niger, se laisse découvrir ici selon une exploration imaginaire. Depuis si longtemps, l’Afrique fascine. Poètes et artistes chantent ses danses. Ses couleurs. Ses déserts. Ainsi Jérôme Denoix accompagne-t-il Éric Desordre pour ce long poème des lointains qu’il ponctue d’une trentaine de ses toiles.
Une création à quatre mains dans un compagnonnage artistique autour d’un ailleurs fascinant. Il faut saluer la facture de ce beau livre d’art, couverture pelliculée « grain de pierre », impression en quadrichromie. Il faut toucher la texture naturelle du papier bambou qui accueille les matériaux colorés du peintre. Il faut découvrir lentement les mots ciselés, toniques du poète. « L’homme sous son voile étouffé / Sur son dromadaire alambiqué / Rouge argent ruisselant / Chamarré de la bosse à la corne des pieds / Peinte de bleu ». Doubles moments d’un « chemin ardent », pour reprendre la formule percutante d’Alain Duault dans sa belle préface.
Une parfaite connivence entre le poème et la peinture nous propulse dans une navigation onirique. Car c’est de remontée de fleuve qu’il est ici question, empli de dangers et de beauté, tout à la fois. Qui n’est pas sans évoquer, en mouvement inversé, Bateau ivre et ses fulgurations rimbaldiennes – « Je suis le dieu de la maison de l’eau / La source de toute vie incertaine / Je me repais de rêves raisonnables / Et contemple les villes grandissantes ». C’est dire si la facilité de l’exotisme est hors de propos ici, dans l’impressionnante vision d’une famille de gorilles. Cette navigation met sous nos yeux la fluidité de l’imaginaire d’un territoire radicalement autre. On s’arrête de lire, les yeux se portent sur ce visage de grand singe au vif de la forêt. Qu’est-ce qui nous regarde ?
Pourquoi l’Afrique ? Serait-ce la fascination de l’immémorial que cette remontée aux commencements du monde ? Pour saluer le lien irrépressible au cosmos qui s’est perdu chez l’homme oublieux du lien à l’arbre, à la source d’eau, à la pierre ? « Il embrasse sa terre plantée / De grands arbres verts et rouges / De pousses animées de vie animale / D’animal nu dansant les arbres ».
Intense complicité tissée entre la plume et le pinceau : le poème et la peinture s’inscrivent merveilleusement dans le sensible d’une terre – savane, forêt, désert, félins et animaux sauvages. Dans le sensible des corps, très présents dans le livre, muscles, reins, sang, corps dansant des nègres, sensuel de la négresse noire, « de la ligne noire de son corps brûlé debout ».
La parabole du voyage se déploie : cette remontée du fleuve subsume le chemin à travers le temps qu’est toute vie – amour, rencontres, chasses avec les vivants – jusqu’à la mort. Celle, par exemple, du soldat africain, enrôlé dans les tranchées d’une guerre qui n’était pas la sienne. À la croisée des rencontres, le jazz, né de l’oralité des « cris africains », se propulse au « piano d’Amérique /de Brésil » en un voyage d’univers, dessinant une arche par-delà les continents.
L’arche, n’est-ce pas le mouvement du poème d’Éric Desordre ? Car le Je qui parle, jamais nommé, demeure marqué par l’ambiguïté. Est-il l’enfant noir du début du livre ? Est-il le poète lui-même ? Ce Je ouvre au vaste horizon d’un continent-monde, intérieur, traversé de portraits, visages d’enfants, de femmes, de « ventrées d’hommes » morts dans les guerres. Fantômes énigmatiques d’une mémoire brûlée, figures en revenance, « hommes habitués au soin et aux naissances », « boucaniers », « tailleurs de soleil ». Lyrisme sensoriel et lyrisme mémoriel se retissent et dialoguent dans les pages de ce livre d’artiste.
Le poème accueille ainsi des extases paysagères qui sont en même temps des extases existentielles. Il y a chez Éric Desordre une élocution solaire :
Je suis le dieu des souffles incertains
Je suis le seigneur de la Grande Démesure
Père du ciel des orages
Vénéré dans la cité qui porte mon nom
Juge des dieux
Et dieux des devins.
Les pulsations du souffle poétique s’accordent en une scène puissante à la pulsation cosmique liée à « l’empire des morts ». L’énonciateur ici se voit transfiguré en figure d’élection, sa boiterie l’atteste, qui ramène la profondeur du monde et sa vitalité animiste : « Je suis le seigneur de l’humanité claudicante ».
Célébration-révélation quasi dionysiaque de la vie âpre et de mondes démunis, proches de la nature. Elle n’occulte pas la couleur tragique de la domination du colonisé et son versant sombre. Cheminant à l’unisson, Éric Desordre et Jérôme Denoix nous entraînent dans un fil émotionnel qui va de l’enchantement au sentiment d’intranquillité, de refus.
Nous aussi, nous remontons le fleuve par ce chemin de vie « dans la lumière » – le mot revient à plusieurs reprises dans le livre. Et le bleu choisi par le peintre dans plusieurs toiles trouve, en dépit de tout, des éclats de lumière. Le battement de vérité intérieure que nous percevons dans cette chasse avec les fantômes, nous avons l’intuition qu’il est aussi le nôtre. Et que l’homme qui marche dans la dernière page du livre, c’est nous. Nous que l’ultime vers du livre interpelle magnifiquement : « Qu’y avait-il au sortir des forêts ? ».
Marie-Hélène Prouteau
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