Chanson pour bercer de grands garçons, Conceição Evaristo (par Yasmina Mahdi)
Chanson pour bercer de grands garçons, Conceição Evaristo, éditions Des femmes Antoinette Fouque, juin 2024, trad. portugais (Brésil) Izabella Borges, 140 pages, 14 €
Edition: Editions Des Femmes - Antoinette Fouque
Saudade
Pour son « écrit-vie », Chanson pour bercer de grands garçons, Conceição Evaristo convoque la réalité des conditions d’existence du peuple noir du Brésil, des femmes multipliant les grossesses –, épouses légitimes ou maîtresses attitrées ou encore compagnes de passage. Fio Jasmin, à l’origine d’une nombreuse descendance, est le fruit de l’invention de l’écrivaine. Elle le met au monde, sur papier, lui et ses nombreuses liaisons, comme autant de masques du moi, du ça et du surmoi – la conscience des siens qui l’habite, la réserve pulsionnelle de l’amour passion, et le ça, le « prince noir », l’acteur de prédilection adulé par la gent féminine. Or, Fio Jasmin est né sur un continent, le Brésil, où la racialisation par la couleur de peau discrimine les individus, les ghettoïsant dans une société eugéniste.
Tout d’abord, une Ève à l’orange tente le bellâtre, une beauté, héritière de l’une des rares familles possédantes d’esclaves affranchis, aux magnifiques pieds noirs, « un bijou ». Nommée Neide Paranhos, elle éblouit l’Adam de bronze (Fio Jasmin) en le tentant par des friandises, des parfums et des oranges. Le jeune homme jadis humilié à l’école car empêché de jouer le prince dans une pièce de théâtre sur Cendrillon, remplacé par un garçon blond et blanc, devient adulte, enchanteur, volage, séducteur. Nonobstant, à cause de fortes structures genrées, les femmes portent le poids des maternités, de la domesticité et souffrent de solitude. Naïves, elles attendent le futur époux – prince charmant –, ce dont les hommes profitent, mariés ou pères de famille, multipliant les aventures extra-conjugales.
L’écriture de Conceição Evaristo est un je qui parle et un on qui est parlé, à la fois délégation de sa propre voix et porte-parole des dépossédés. Ainsi, rédigées dans un style éblouissant, une prose délicate, les intrigues composites de l’autrice issue du monde des favelas ne sont pas sans rappeler L’Amour au temps du choléra de Gabriel Garcia Marquez :
« Les bouteilles riaient aux éclats en plein air. Eux aussi. Tout en l’espace d’un instant. Tout arriva comme si la fin du monde était proche, donc pas la moindre seconde à gaspiller. Il fallait faire en sorte de tout vivre, de tout se dire, avant que la vie ne s’évanouisse. Des échanges de regards, des verres changeant de place, des bouteilles brisées qui riaient, qui riaient avec les humains. Et aussi le son des pleurs compulsifs. Oui, des éclats de rire aux larmes. Fio Jasmin tomba dans un sanglot profond. Dans un profond et douloureux sanglot ».
Conceição Evaristo nimbe ses personnages de saudade, quand Fio Jasmin, Don Juan fatal, abandonne ses captures amoureuses, partagées entre plaisir et douleur. L’eau, l’élément fécond, s’épand sous forme de liquide amniotique, de larmes, de sperme, d’« yeux-miroir » ; voire le passage de la baignade avec le « corps de sirène noire » qui attise les désirs des « épieurs ». Le corps féminin est le sujet de conversation entre hommes, corps convoité, corps fantasmé, corps délaissé, engrossé, victime de la prédation sexuelle.
La grande écrivaine dépeint un Brésil méconnu, aux filiations fautives, pointant le destin tragique de la femme noire, la cruelle absence du père, l’ignorance des très jeunes filles, le manquement. Parallèlement, les garçons reçoivent une éducation qui édifie une certaine masculinité et ses mythes. Notons l’extrait d’un article sur Famille, genre, génération et sexualité au Brésil : « La norme sociale de la supériorité masculine se transmet ainsi toujours à travers la famille, l’Église et l’école (…) Une forte pression sociale s’exerce ainsi sur les garçons pour que leur vie sexuelle débute le plus rapidement possible, les parents encourageant d’ailleurs ce comportement (…) Le discours dominant ne serait donc pas celui de la conservation à tout prix de la virginité chez les jeunes filles, mais plutôt celui de la connexion entre l’acte sexuel et affectif, exigée seulement d’elles » (Mary Garcia Castro [Recherches féministes, n°2, 2009].
La force expressive de l’écriture de Conceição Evaristo tient aussi dans la répétition, matériau sonore qui devient figure, signe temporel et engendre une certaine rythmicité, figure de mise en valeur de l’action.
Yasmina Mahdi
Conceição Evaristo est née en 1946 et a grandi dans une favela de Belo Horizonte, ville de l’État brésilien du Minas Gerais. Issue d’une fratrie de neuf enfants, contrainte de travailler dès l’âge de 8 ans, elle a, à force de ténacité, obtenu une maîtrise au milieu des années 1990 et un doctorat au début des années 2010. Elle a été touchée par des écrivains et penseurs tels que Césaire, Senghor, Glissant, Maryse Condé, Michel de Certeau ou encore Frantz Fanon.
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