Chambre 2, Julie Bonnie
Chambre 2, août 2013, 188 pages, 17,50 €
Ecrivain(s): Julie Bonnie Edition: Belfond
Ce roman est un vertigineux plongeon dans le ventre des femmes, et par là même au cœur de l’âme féminine. On pourrait dire en effet que le personnage principal de ce roman, c’est le corps des femmes, ce corps indissociable du cœur, qui séduit, qui envoûte, ce corps qu’on mutile, qui souffre, qui peut donner la vie et donner la mort.
Deux univers bien différents nous sont racontés en alternance, par une femme. Cette femme c’est Béatrice, danseuse nue du Cabaret de l’Amour, avec Gabor au violon, Paolo à la batterie et Pierre & Pierre, un couple de travestis torrides rencontrés au KOB, un haut lieu de la culture alternative de l’époque, à Berlin. Plus que des concerts, ce sont de véritables performances qu’ils offrent tous ensemble, à un public underground de tous les coins d’Europe, surtout l’Est. Ils sont beaux, sales, tatoués, parés de cuir noir et de piercings. C’est le début des années grunge, la vie de bohème, la vie en camion, les tournées pendant 13 ans, l’amour avec Gabor, la fusion avec le public, c’est le féminin assumé, sublimé, dans une nudité fière et libératrice, la danse, le désir, le plaisir, la musique, l’ivresse des sens.
« Avec le temps, j’ai appris à montrer beaucoup plus que mon corps. J’ai exposé mes blessures, exhibé mes émotions. J’ai dévêtu mon corps puis déshabillé mon âme. Plus que mes seins ou mes fesses, j’ai fait danser mon sang, nue, dans des salles remplies de punk-rockers venus écouter Gabor et son violon, Paolo et sa batterie ».
Et puis c’est aussi la douleur, un premier accouchement dans la caravane d’une vieille sorcière gitane, terrifiante, puis un enfant mort né, et puis un autre enfant, plus tard, qui, lui, viendra au monde en même temps que le plus beau des orgasmes maternels. Norma Maria Rose, Jésus enterré en secret au Père-Lachaise et Roméo Farès, trois enfants qui sont nés du ventre d’une danseuse nue de cabaret moderne.
Béatrice, au moment où elle raconte son histoire, est seule. Gabor est parti, elle ne le reverra jamais. Gabor, dont la devise est It’s better to burn out than to fade away, ayant toujours vécu dans la marginalité, est incapable de rentrer dans le rang, même pour ses enfants. Béatrice doit faire face au deuil quasi impossible de ce grand amour qui n’a pas survécu à la normalisation, la sédentarisation et le deuil d’une vie tellement riche, tellement forte sur les routes, mais qui était condamnée à s’achever un jour, en commençant par l’accident suicide de Pierre & Pierre atteints du sida.
« Il m’est vraiment difficile de comprendre comment tout s’est effondré.
J’ai eu les enfants. Gabor est parti.
J’ai eu peur, moi qui n’avais peur de rien.
Mon corps s’est tu.
Il a fallu que je travaille.
J’ai enfilé une blouse ».
Béatrice doit faire face à sa condition de femme seule avec deux enfants, elle doit gagner autant que perdre sa nouvelle vie, comme auxiliaire de puéricultrice dans un hôpital à Paris.
C’est le deuxième lieu du roman : une maternité et des chambres numérotées. Dans chacune de ces chambres, des histoires de femmes.
Une maternité, c’est le lieu où l’on accueille la vie mais c’est aussi un lieu de peur, de douleur, de folie et de mort, et Béatrice qui est bien trop sensible se prend de plein fouet l’extrême angoisse, la violence et le stress de ce métier. Elle nous raconte ce vécu, tous ces moments extrêmes qui bien souvent côtoient l’abime.
Ce roman c’est aussi l’histoire d’une mère qui aime ses enfants et qui les voit devenir adolescents et indifférents, c’est l’histoire de cette déchirure entre la mère et la femme, la mère et l’amante, entre l’amour et la liberté, entre l’expression de soi et la pression de la normalité. Un livre poignant, bouleversant, où à travers l’histoire de Béatrice et de celles qui se déroulent derrière les portes numérotées des chambres, ce sont d’innombrables histoires qui remontent en surface, l’histoire universelle des femmes qui depuis le début de l’humanité portent et donnent la vie, avec toujours au centre ce corps à la fois si fort et si fragile, objet de désir et de répulsion, de plaisir et de souffrance. C’est aussi l’histoire de l’immense solitude de ces femmes dans une société stressée, régie par des soucis de performance et d’apparence, où les besoins du corps, aussi bien que ceux du cœur et de l’âme, sont réprimés, pour les faire rentrer dans des cases, des carcans, et parfois des camisoles ou des chambres mortuaires.
Cathy Garcia
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