Ces livres que nous n’arriverons jamais à lire ! (par Amin Zaoui)
Comme des vagues sauvages dans un espace domestique, les livres envahissent nos appartements. Ne laissant aucun coin indemne. De partout, ils nous encerclent ; au salon, à la cuisine, au lit, au garage, dans le couloir ! Beaucoup de nos livres ont voyagé avec nous, d’un pays à un autre, d’une ville à une autre. Ils ont voyagé comme nos enfants. D’autres livres ont vécu avec nous, en nous, notre adolescence, nos amours, durant les deux années de service militaire.
Des livres nous ont accompagnés depuis notre mariage, et ils sont toujours là. Il y a des livres plus âgés que nos enfants. Des livres qui étaient là avant nos voisins et avant la construction de ce quartier ! Des livres que nous protégeons du froid, de l’humidité et de l’oubli. Des livres autour desquels nous montons la garde afin d’éloigner les voleurs ! Ces voleurs de livres qui sont nos meilleur(e)s ami(e)s ! Nos cher(ère)s ami(e)s enlèvent nos chers livres ! De temps en temps, on se rappelle, avec chagrin, d’un livre kidnappé, comme un cher emporté par l’exil forcé. Des montagnes de livres nous entourent. Des formats différents ; les nains, les petits et les grands, à l’image de nos ami(e)s dans ce royaume des humains.
Des livres élégants, d’autres moins. Des livres avec des ventres, d’autres sont minces. Des livres en tous genres ; en littérature universelle, poésie, roman, critique, linguistique, Histoire officielle et non officielle, des livres religieux, le Coran en plusieurs éditions et formats, le livre de Tabari, Sahih el-Boukhari, Sahih Mouslim, la guerre des Croisades, El-Moqaddima d’Ibn Khaldoun, les Guerres mondiales, les guerres économiques, la guerre d’Algérie… Des livres en différentes langues, en arabe, en tamazight, en français, en anglais, en espagnol, des guides touristiques en allemand, en italien et en hébreu. Des langues qui cohabitent en harmonie, sous le même toit, sur la même étagère, sans frontières, sans racisme et sans visa.
Des écrivains qui vivent ensemble, malgré leur querelle. Ils demeurent ensemble dans le même coin et cela dure depuis des décennies. Ils voyagent dans le même carton pour s’installer sur le même étalage. Des livres ont débarqué chez nous, dans notre bibliothèque familiale, au moment où leurs maîtres étaient encore en vie, aujourd’hui, ils ne sont plus de ce monde. Ils sont plus fidèles que leurs maîtres !
Le seul lieu où se rencontrent les ennemis, en paix, c’est la bibliothèque. Il n’y a pas d’écrivain sans rival, sans ennemi ! Les grands comme les petits, les poètes comme les romanciers, les philosophes comme les historiens, les religieux comme les athées. Dans la bibliothèque, le lecteur est le maître des lieux, tout le monde est condamné de coexister avec tout le monde. Les ennemis avec leurs ennemis. Dos à dos. L’œil dans l’œil ! Dans notre maison, ces montagnes de livres nous disent bonjour le matin et nous disent bonne nuit le soir, en allant rejoindre le lit ! Les livres ne se fatiguent jamais, ils nous suivent, nous guettent et nous consolent. Nous fixons ces montagnes de livres, ces chaînes de livres sur les rayonnages, et nous disons dans un long soupir : mon Dieu, cette petite poignée d’années de vie ne nous suffira jamais pour lire tous ces livres ! Et le lendemain, nous sortons de chez nous avec un regard sur ces montagnes de livres, et le soir nous retournons avec un livre de plus à la main, un nouveau livre ! Et nous lui trouverons une place, la bonne place, à côté du lit, et on l’appellera livre de chevet. On en éloigne un autre, plus ancien. Les anciens livres regardent les nouveaux avec perplexité et peut-être avec jalousie ! Rien n’a changé dans les livres, ni la forme ni le parfum du papier ! Un livre est un livre. Le nouveau livre prend sa place à côté de son aîné !
Les jours passent et le nouveau livre, nouvel arrivé, s’habitue à la poussière, à l’humidité, aux quelques bestioles qui se posent tranquillement sur sa couverture, sans gêne ! Le nouvel arrivé, comme les anciens, a peur d’un voleur. Les voleurs des fins de soirée intellectuelles comblées des fumées de tabac et des houleux débats ! Certes, notre relation au livre ne se limite pas uniquement à la lecture. La lecture n’est qu’un plaisir parmi d’autres. Une relation compliquée et complexe, entre les créatures humaines et les créatures en papier. Une relation exceptionnelle. La présence des livres dans une maison est une thérapie psychologique inexplicable.
On considère les livres comme des créatures vivantes qui nous encerclent de l’extérieur et nous hantent de l’intérieur. Dans les livres on palpe la présence continue des amis qui ne sont plus de ce monde, à travers une petite dédicace, quelques mots sur la première page. À travers quelques livres on revisite des villes qu’on a visitées, dans lesquelles on a découvert des choses merveilleuses, des ami(e)s et des chansons. Dans un appartement de 62 m2 vivent côte à côte : Éthique de Spinoza, Épître du pardon d’Al-Maari, Le Marchand de Venise de Shakespeare, L’Enfance d’un sein de Nizar Kabani, Les Fleurs du mal de Baudelaire, Le Vieil Homme et la Mer d’Hemingway, La Mère de Gorki, Les Fils de la Médina de Naguib Mahfouz, La Colline oubliée de Mouloud Mammeri, Le Vent du sud de Abdelhamid Benhadouga, L’Âne d’or d’Apulée, Les Ailes de Daouya de Rabia Djelti, Un Été africain de Mohammed Dib, L’Invention du désert de Tahar Djaout, Mémoires de la chair d’Ahlam Mosteghanemi, Yiwen n was deg tefsut de Amar Mezdad, Palestine d’Hubert Haddad, Je t’offrirai une gazelle de Malek Haddad et d’autres… Le miracle ! La bibliothèque familiale est un continent magique, et c’est à nous d’élire ses habitants, un par un. Certes, beaucoup de ces livres qui nous ont accompagnés pendant toute notre vie ou presque ont voyagé avec nous, dans un avion ou un train, dans des ballades sur la plage ou sur les bancs des jardins publics, ont traversé des frontières pour atterrir à notre adresse. Beaucoup de ces livres, nous partirons, un jour, sans les avoir lus !
Mais, même fermés, devant l’acte de reporter leur lecture à un autre jour au profit d’un autre livre, d’une autre lecture, ils ont toujours animé en nous le rêve et l’imagination !
Amin Zaoui
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