Cent voyages, Saïdeh Pakravan (par Fawaz Hussain)
Cent voyages, Saïdeh Pakravan, Belfond, janvier 2019, 216 pages, 17 €
L’errance de Garance
Garance, la narratrice, n’est pas contente de son prénom ; elle trouve qu’il rime trop avec « garce » et avec « rance ». De père iranien et de mère française née dans une campagne riveraine de la Loire, elle se veut parisienne jusqu’au bout des ongles. Elle prend le patronyme maternel afin d’éviter la catastrophe consistant à passer pour Mlle Irani et à se faire prêter des goûts et des mœurs pas trop catholiques. Elle vient de passer trois ans en Iran, la patrie paternelle. À son grand bonheur, sa mère lui demande de regagner le 16e arrondissement, l’avenue de Versailles plus précisément, pour assister aux funérailles de son grand-père maternel. De retour donc dans une ville sur laquelle elle ne tarit pas d’éloges, elle n’est que trop heureuse de laisser derrière elle Téhéran, « cette vilaine capitale » et ses habitants qu’elle ne comprend pas. « Je ne me sentais pas d’affinités avec les Iraniens, pas d’appartenance à leur culture. (…). Je les oubliai sitôt rentrée à Paris, dont je m’étais crue détachée et dont je me retrouvais plus éprise que jamais ».
Le roman de 216 pages, avec ses trois volets, Henri, Myriam, et Daniel, se lit comme une narration de Françoise Sagan. Garance évolue pareillement à la jeune Cécile de Bonjour tristesse, dans une France aisée et moisie se limitant aux quartiers chics de Paris et aux voyages vers le sable chaud et les destinations de rêve. Il ne faut surtout pas lui demander de mettre les pieds porte de Bagnolet et encore moins en Seine-Saint-Denis. Elle-même écrivain et révisant des ouvrages pour les maisons d’édition, elle n’éprouve pas pour le livre de ses jours le besoin de respecter l’ordre chronologique ou chercher là une logique, un récit structuré : celui-ci « finira bien par lier le tout de façon plus ou moins cohérente ».
Dans son histoire se déroulant de vingt à quarante ans, Garance brosse par petites touches successives son propre portrait physique et moral et fait état de ses préoccupations. Telle une tache d’huile se glissant sur la surface d’un bassin, elle reste étrangère tant à une famille qu’elle n’arrive pas à cerner qu’au reste de la société. Dans le premier volet, elle rencontre Henri, dont elle déteste le nom. S’il ne rime pas avec le sien, elle trouve toutefois que « Henri rimait avec paradis, avec plus-jamais-seule, avec j’ai-trouvé-mon-double ». Cette relation a beau s’étaler sur quatre ans, elle est condamnée dans l’œuf, et les forts moments de bonheur n’empêchent pas ce constat : « Je m’endormais, lasse d’amour, avec au coin de mes paupières fermes l’image d’un ver qui patiemment creusait son chemin dans cette pomme à peine cueillie ». Garance voit juste, car son Henri l’abandonne pour Coralie, la sœur cadette de Garance qui est en tous points son contraire. Apprenant la disparition prématurée de Coralie, Garance n’est pas sans évoquer Meursault informé par l’asile du décès de sa mère. « C’est ma sœur, sans que cela signifie grand-chose ». Elle est à peine émue : « … ma sœur ne me manque pas ».
Garance trouve un vrai sens à son existence lorsqu’elle donne naissance à Myriam. Devant « ce petit être parfait », elle « bascule dans l’amour fou ». Elle poursuit : « On m’aurait dit de me coucher à terre et de mourir, là, pour Myriam, que je me serais étendue tout de suite et serais morte, non seulement sans hésiter mais heureuse de surcroît de passer de vie à trépas, instantanément, pour mon enfant adorée. Ma passion pour elle dominait tout ». Mais le bonheur sur terre est de très courte durée, et pour Garance un leurre sempiternel. En s’éteignant à l’hôpital, au terme d’une courte vie de trois ans, Myriam lui inflige « le premier chagrin intense qui a duré peut-être deux ans ». Dans cette apocalypse qui la met sens dessus dessous, Garance accourt bizarrement retrouver son père solitaire qu’elle n’a pas vu depuis trois ans dans sa banlieue sud de Paris. Le contact avec le géniteur et l’Iran qu’il représente reste impossible. « S’agit-il d’un rejet inconscient ou bien le temps a-t-il depuis recouvert ce séjour de tant de strates qu’il ne reste plus de place dans un trop plein d’autres acquis, de sensations, d’émotions de rappels de tout ordre ? ».
Le troisième volet, intitulé Daniel, est quasi de la même étoffe que le premier. C’est blanc bonnet, bonnet blanc, et l’exception qui confirme la règle. Cette nouvelle relation se solde par des coucheries de part et d’autre, et la rupture est inévitable. Garance a de plus en plus le sentiment d’être née dans un monde frappé par le sceau du provisoire. Dans un couple, on reste étranger l’un à l’autre, et l’on sombre la plupart du temps dans ce qu’elle appelle la solitude à deux. « L’amour devient rare, il est temps de partir, il est temps de changer l’indécision de ces points de suspension en un point final ».
Or, comme à la mort de sa fille survenue cinq ans auparavant, Garance éprouve de nouveau le besoin de revoir son père, l’unique membre de la famille qui lui reste, mais elle arrive tard. Croyant faire le portrait de sa sœur Coralie, elle fournit une très belle métaphore d’elle-même. « Elle, dit-elle en parlant de Coralie, traversait la vie comme on entre dans un grand magasin, faisait la moue devant tel ou tel étalage ; sur une impulsion, elle décrochait deux ou trois articles qu’elle enfilait, se tournait et se retournait pour se voir sous tous les angles dans les miroirs d’une cabine puis partait en achetant ou n’achetant pas ».
Garance est parfaitement consciente que l’absence de vraies attaches familiales est à l’origine de tout son malaise existentiel. Ses interminables voyages sont une vraie fuite en avant. Dans la deuxième partie du roman, son insoutenable légèreté cède la place à une gravité par moments digne d’une grande figure de la mythologie grecque, disons Médée. Obsédée depuis toujours par la mort, elle fera bientôt un ultime voyage, le 101e, celui qui effacera le souvenir de tous les maux. Garance mettra ainsi un terme à ses éternelles errances.
Connaissant l’attachement de Saïdeh Pakravan à sa patrie, l’Iran, je serais fort étonné de voir de vraies affinités entre l’auteure et sa narratrice, à part bien sûr leur goût commun pour l’écriture et le cinéma, et sans doute leur obsession pour le rangement et la propreté. Dans Cent voyages, Saïdeh Pakravan signe un très beau roman sur les désarrois de toute personne privée de la vie affective dans sa famille. Cette carence d’affection a une grande influence sur le développement de la psyché de la narratrice qui finit par se défaire des attachements qui peuvent survenir et s’interdit d’éprouver un profond sentiment envers qui que ce soit. Les émotions extraordinairement intenses et violentes de la narratrice relèvent davantage du domaine du rêve que de celui du tangible.
Fawaz Hussain
Née en Iran, franco-américaine, Saïdeh Pakravan est auteur de fiction, poète, essayiste et critique de films. Elle est l’auteur de : Azadi (2015, rééd. 2019), La Trêve (2016), Le Principe du désir (2017), et L’Emir (2018), tous parus chez Belfond.
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