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Cent ans, Herbjorg Wassmo

Ecrit par Martine L. Petauton 20.06.14 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Pays nordiques, Roman, 10/18

Cent ans, traduit du norvégien par Luce Hinsch, 2013, 592 pages, 9,80 €

Ecrivain(s): Herbjørg Wassmo Edition: 10/18

Cent ans, Herbjorg Wassmo

 

Quelque part du côté de ces Tolstoï, ces Gogol, baignés de leur lumière unique, tout en haut de l’arbre littéraire. Ces livres qui portent à eux seuls toute la littérature, par la force des personnages, l’impeccable du rendu des lieux, et de l’Histoire en fond d’écran… Wassmo – lue autant que la Bible, en terre scandinave – est de ce terreau-là. Quand on la lit, le reste de la bibliothèque prend un coup de nuit polaire ; c’est comme ça !

Petite, en robe noire et cheveux blancs, souriante et sérieuse, lors de la récente Comédie du livre de Montpellier dont elle était « la » vedette, la dame du grand nord a posé ce qu’il fallait d’estime et d’encouragements pour les femmes – toutes, et sans doute surtout celles qui veulent tenir debout. Celles de ses romans-saga ; une Dina, une Tora ; toutes éclairées par ce soleil si particulier du Nord de la Norvège, au bord des lacs glacés. Dans Cent ans, ce sont les siennes, celles de sa famille, quatre générations en amont d’elle, Herbjorg, dont on assiste à la naissance dans les derniers mots du livre, comme une fin de passage de témoin.

On les aimera toutes, mais on aura ses préférences, depuis ce lointain XIXème siècle (le texte file de 1842 à 1942). Sans doute, pour beaucoup d’entre vous, ce sera Sara-Suzanne – première dans l’arbre généalogique, sa force et sa lumière. La rousse, la pugnace, tenaillée par le besoin irrépressible – et combien difficile – d’avancer « pour elle, pour elle aussi ». Son quotidien – film documentaire à l’exactitude minutieuse ; la mer, la pêche, le hareng et le sel ; l’enfance à l’ombre d’une mère distante et inhibée ; le mariage – de raison – avec ce Johannes, qu’on préfèrera aussi : le bègue, le généreux, le constant étayage. La nuit de noce, comme un primitif flamand… Les joies – pages superbes et poétiques, retenues, juste ce qu’il faut ; les chagrins, les reculs ; les deuils évidemment. Tout se tient, chez Sara, chez les autres de sa lignée, aussi, au rythme des grossesses, et des flopées d’enfants. Calendrier étrange – neuf mois ! refrain, antienne ; contraintes du « genre » – on saigne, on ne saigne plus – qu’on mesure à l’aulne de ces temps anciens, sans intimité (on loge les uns chez les autres ; ceux de la famille qui ont du bien), sans beaucoup de secours médicaux, sans la moindre alternative : « encore un ! Elle se dit que c’est ainsi que les vingt-trois dernières années avaient passé ; un enfant sur la hanche, et un dans le ventre… », et puis, chez Sara, bien autre chose : l’envie de travailler par soi-même ; le goût accepté des « choses sexuelles », du corps, donc (« au début, elle eut honte, mais une fois dans ses bras, toute honte s’évanouissait ; que Dieu lui pardonne ! »). Le désir, l’envie de connaître l’ailleurs : tomber amoureuse d’un autre homme ; un pasteur, qui plus est ; dans ces terres protestantes, et du coup austères et répressives à souhait ! Des fulgurances de mentalités nouvelles, modernes, ça et là, avec leurs réussites mais aussi leurs échecs attendus, sans que jamais elle ne renonce la grande Sara-Suzanne : « Sara était plus petite que lui… il avait en quelque sorte une vue plongeante sur elle. Il ne voyait qu’un chapeau de paille… cachant à la fois son visage et sa chevelure Mais parfois une hanche s’avançait en un mouvement circulaire. En silence ». L’érotisme de ce temps et de cette culture ! Par cette écriture… La honte – si souvent portée par le féminin – passe dans ces pulsions, ces émotions, ce sensuel : « la chaleur. Comme une fièvre. Ce curieux sentiment d’être à la fois dans son corps et ailleurs ».

Depuis là-bas, et de ce temps, elle nous tend la main – fraternelle – depuis ses Lofoten. Qui de nous ne l’adopterait dans son panthéon féminin – au plus haut ! Elle est nous toutes ! Sara. On la sort du livre et on l’emporte : – celle-là, c’est moi !

Non moins magnifiques portraits de femmes ; un rien moins flamboyants – à ses côtés, les autres, sa descendance. Choisir peut-être Elida – la grand mère d’Herbjorg – pour sa volonté farouche de n’être pas qu’une mère de ribambelle – telle, que le déplacement de la famille vers le sud (Kristania qui deviendra Oslo) impose qu’on en « laisse » dans des familles d’accueil… honte, encore. Forte à sa façon, elle aussi, en charge d’un mari très malade, qu’elle remorque de saison en saison, dans son ombre (comme quasi chaque femme de ces « cent ans », éclairée, colorée ; l’homme étant fortement dessiné, mais plus en noir et blanc).

S’envoler, toutes ; plus que fuir, que ce soit par le téléphone balbutiant ou par la machine à coudre, par – surtout – les mots des autres et la lecture. Si belles pages, que celles survolant ces veillées, où l’une fait la liseuse, mettant en cela ses pas dans ceux – fréquent – des pasteurs éduqués au temple, et des hommes en général, vecteurs du savoir de l’extérieur. Cercle des enfants ou domestiques écoutant ce cadeau : « ces soirées avaient tout transformé… durant toute la journée de travail, on attendait l’heure de la lecture… ». Arbre à palabres de l’Afrique sous le cercle polaire…

Portraits géants ; pages superbes, tutoyant la grande Beauvoir : « – on ne naît pas femme, on le devient », façon Grand Nord.

Derrière chaque regard de ces femmes, chaque peine, chaque pas trébuché, chaque sourire, aussi, c’est Wassmo qui nous chuchote à toutes : – tiens bon, continue !

 

Martine L Petauton

 


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A propos de l'écrivain

Herbjørg Wassmo

 

Herbjørg Wassmo, née en Norvège en 1942, vit à Hinnøya, une petite île située au nord du Cercle polaire. Cette ancienne institutrice se consacre à la littérature depuis plus de vingt ans. Son œuvre, Le Livre de Dina, a été portée à l’écran par le réalisateur Ole Bornedal, avec dans les rôles principaux Maria Bonnevie, Pernilla August, Gérard Depardieu. Auteur d’une œuvre considérable, elle écrit pour les enfants, le théâtre, la poésie, le roman… Traduite en de nombreuses langues, Herbjørg Wassmo possède un talent exceptionnel de conteuse et son attention portée aux personnes les plus fragiles et vulnérables lui confèrent une grande notoriété en Norvège et à l’étranger.

 

 

A propos du rédacteur

Martine L. Petauton

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Rédactrice

 

Professeure d'histoire-géographie

Auteure de publications régionales (Corrèze/Limousin)